Pour cause de fonctionnements cérébraux différents, j'ai instauré il y a quelques années la liste.
"La liste de quoi ?", me demanderont les plus concentrés d'entre vous.
La liste des menus de la semaine, avec, au dos, la liste des courses à faire.
Ca a réglé assez bien la question du gâchis alimentaire et du "qu'est-ce qu'on pourrait bien manger, chais pas, j'ai pas d'idées".
Un peu moins celle de ma charge mentale : qui se tapait de trouver 14 idées de repas le vendredi en vue du marché du samedi ?? Souvent moi. A l'occasion d'une question de type "qu'est-ce que vous avez envie de manger la semaine prochaine", j'ai découvert le silence, le vrai. L'absence totale de son. Vertigineux.
Je passe sur les détails et rebondissements qu'ont provoqué des choses aussi folles que des changements d'avis ou inversions. Là n'est pas la question.
Nous sommes vendredi.
Lomalarchovitch part dimanche soir chez son père (je pense).
Je. Ne. Vais. Pas. Faire. De. Menus.
Demain j'irai au marché, je prendrai quelques tomates, des carottes, des haricots verts, des fruits. Du fromage, deux trois trucs chez le volailler ou la charcutière. En fonction de mes envies. Et on (je dis on car j'ai comme l'intuition que mon aîné va débarquer dans 5, 4, 3...)[1] fera en fonction de ce qui nous inspire ou pas, de notre envie ou flemme à cuisiner. Aux heures qu'on veut.
C'est la première fois depuis des années (et ça reprendra sans doute à la rentrée, mais pour moins de repas par semaine et avec une foule agile du cerveau) et j'ai l'impression de me faire un cadeau hors de prix.
Note
[1] J'en profite pour lancer un appel au peuple : si parmi vous il y a des gens qui aiment débarquer à l'improviste, ou dans un court délai de prévenance : faites ! L'été, c'est fait pour ça. Juste, prévenez quand vous êtes en approche, qu'on soit au moins un peu dignement vêtus. On trouvera bien comment vous remplir l'estomac ! Au pire on vous fera boire pour oublier qu'on a plus que du riz !
Alors ça serait lui, ce fameux contrecoup contre lequel on m’a mise en garde ? Ou juste l’air du temps qui n’est pas favorable ?
Après deux semaines d’euphorie, ça retombe. Je retombe. Pas très bas, juste sur Terre, à niveau humain.
Ça commence par le corps qui tiraille : le fameux truc qui faisait mal pile où je ne peux l’atteindre ressemble fort à une petite déchirure musculaire. Adieu, besace tant aimée, retour du sac à dos minimaliste, du petit sac pas trop chargé, jusqu’à réparation complète de la machine.
La fatigue aussi. Je dors mieux, mais les repères sur lesquels s’appuyer ne sont pas encore complètement dessinés. Réserves pas reconstituées.
Alors je me lâche du lest, après un week-end épique de nettoyage à fond de choses en retard et de transbahutage et montage d’une chaise de bureau pour Lomalarchovitch (son nom est suédois mais dans ma tête elle s’appelle : "promesse non tenue" suivi d’un numéro très élevé). Il reste des rangements à trier, nettoyer, optimiser, réorganiser. Ça attendra. Le retour de l’énergie, au moins. On ne parle même pas d’un énorme chantier de remise à neuf de l’appartement : ni maintenant ni en rêve je n’ai l’argent et le temps pour tout vider, aller habiter ailleurs pendant que tout se remet magiquement, mais à grand frais, à neuf.
Ça va faire dix jours de quasi tête-à-tête avec le jeune Lomalarchovitch, source d’immenses joies et d’exaspérations tout aussi grandes. L’autre jour il se plaignait que le maître l’avait un peu injustement grondé, je lui ai suggéré que ce dernier manquait peut-être un peu de patience en cette fin d'année. Il s’est indigné d’apprendre qu’il en consommait en grandes quantités, de la patience ! Et à moi, justement, comme son maître en fin d’année, il en reste si peu.
Mais tout de même. Il a besoin d’apprendre que la vie avec deux parents plus sous le même toit a ses avantages, comme de longs moments privilégiés. J’ai renoncé à quelques sorties, pour être avec lui. Bien sûr, en cherchant bien, j’aurais trouvé des solutions, mais il m’a semblé important d’être là, avec lui. Et quelques mots glissés l’air de rien me font dire que j’ai eu raison.
Me voici donc beaucoup à la maison, après une année à y être moins que d’habitude. Ça aussi, ça va demander un équilibrage…
… envie de voir des têtes et des joies autres que familiales.
Pourtant je ne relancerai pas, pour l’un de ces moments dont j’ai envie. Réclamer, oui, implorer, non. Après tout, une non-réponse en est une.
Je ne me lamente pas, hein, je comprends, même. C’est juste que je n’ai pas besoin que l’écho réponde à mes demandes en me pointant du doigt des choses un peu tristes à se dire, ces jours-ci : pour moi, pas le temps. Ben oui, je sais. Je comprends, vraiment. Mais c'est un rien douloureux.
Cro-Mi est chez son père, cette semaine. Il a passé (plutôt bien) son grand oral et cuve cette épuisante fin d’année avant de se lancer dans la bataille de la première année de médecine.
Lomalarchovitch devrait partir en vacances chez le sien, dimanche soir ? Lundi matin ? Qui sait ? Qui a besoin de s’organiser, dans la vie ? Il reviendra fêter son anniversaire avec moi avant une énorme séparation de plusieurs semaines. On n’aura jamais passé si longtemps sans se voir, lui et moi. Une première fois qui a un goût de liberté et d’amertume à la fois.
Je ne sais pas quoi attendre, de ces semaines solitaires. Je les espérais joyeuses et festives, elles seront peut-être surtout isolées et contraintes, par les JO notamment. On verra.
… j’ai mis quelques rêveries en pause, aussi. Ni chaussures de rando, ni Tropéziennes de chez Rondini, ni chemin. Je suis assise, le cul par terre, à regarder le néant. Prête à signer un papier qui dirait « Tu vois des choses qui n’existent pas », presque (lol de feu, quand même). Je n’ai pas d’énergie pour le rêve, ces jours-ci, pas d’énergie pour le garder dans des proportions qui ne m’abîment pas.
Je ne crois pas avoir inventé des choses, en revanche, dans la vraie réalité de cette vie qui a croisé la mienne, j’ai une place toute minuscule, infime, qui n’existe quasiment pas. Avec quelques sursauts très jolis ; je les ai savourés avec délectation. Mais ça n’est pas un moment où je peux gérer bien le fait de me sentir de si peu d'importance, dans ce contexte, alors bonjour armure, bonjour dents serrées fort, au revoir guets des jolis sursauts.
Il reste tout ce qui est accessible, et qui n’est pas indigne d’attention. De l’humainement gérable, en somme.
Alors voilà. Ça va, mais…
Sérieux, ça va. Je souris, je ris, je savoure les levers de soleil au bureau et les couchers de soleil de ma chambre. Aux pitreries des chats et à celles des enfants. Je lis, j’écoute de la musique. Je bosse beaucoup, au boulot, dans la maison, mais je trouve moyen de me faire des espaces de répit. Je ne regrette rien de mes décisions. Je respire de soulagement de ce qui va mieux.
Mais si vous avez du rab de doux, des câlins qui ne servent pas, des bras qui auraient subitement envie de se fermer autour de moi, du temps en juillet-début août que vous auriez envie de partager avec moi, pour les parisiens résidents ou de passage, je prends.
Rassurez-vous, ça fait des années que j'ai arrêté de parler politique sur internet, ça ne change tellement rien, ça n'apporte tellement rien d'édifiant. Je ne suis ni économiste, ni politologue, ni assez intelligente ou assez cultivée pour que mes mots soient utiles à quoi que ce soit. Je ne sais même pas si j'ai raison de penser qu'on pourrait vivre mieux dans un monde où tout le monde trouverait sa place. Je ne sais même plus si je crois en la politique telle qu'on la connait aujourd'hui. pour être honnête.
Mais hey. Un arbre deux fois millénaire m'émeut aux larmes, alors on se doutait de tout ce que je viens de vous dire.
Juste : j'ai mal au monde, ou plutôt à sa population. A tout ce qu'on en a fait pour en arriver à un moment où on trouve que c'est une bonne idée que les gens qui décident des règles du jeu soient les bullies de la classe.
Je ne crois plus en grand chose mais je ne suis pas encore assez cynique pour m'en foutre. Sale période.
Alors voilà, la bulle a cédé, retour au monde normal, pas dans sa plus belle configuration.
J'ai déposé le petit à l'école pour l'une des dernières fois de sa vie (il n'est pas mourant, il lui reste 4 jours d'école élémentaire avant le collège). J'ai fait le tour du quartier à pieds, pour en sentir le pouls. Chez nous la députée sortante est réélue au premier tour avec un score qui fait, j'espère, un peu chaud au cœur à celles et ceux qui auront le plus besoin d'elle.
C'était étonnamment silencieux pour un quartier de 20 000 habitants ou presque. Le bruit des travaux et le silence des humains. Certes, il était déjà un peu tard pour les départs au travail, les travaux des écoles en ont déplacé les entrées et donc les cris matinaux.
Je suis passée devant la mini forêt (c'est la technique d'un japonais, je crois, il s'agit de planter un grand nombre d'arbres de certaines espèces précises dans un espace très restreint, ça créé une sorte de système qui fait que les arbres poussent plus vite, bref, j'irai prendre des photos des panneaux explicatifs si ça intéresse quelqu'un).
De fait, ça pousse dru. Les bébés arbres plantés il y a deux ou trois ans sont déjà quasiment à mi hauteur des "vieux" déjà sur place. De l'autre côté de l'immeuble, le square des acacias est à nouveau un ilot de fraîcheur et de verdure, 9 ans après son "remodelage", comme on dit en urbanisme, et la plantation de jeunes arbres à la place de vieux qui allaient très bien. Curieusement ça m'a mis du baume au cœur. Je crois que je vieillis comme Idefix.
Faites gaffe à vous, gens que j'aime. J'ai envie de vous serrer dans mes bras, de vous dire que ça finira par aller, qu'on va trouver moyen. Que l'intelligence humaine est rarement au rendez-vous mais quand elle l'est... ça peut être magnifique, aussi. Un jour je résoudrai ce conflit entre naïveté et cynisme à l'intérieur de moi, ça n'est pas aujourd'hui.
Pour le moment j'ai mal au monde. Ne serait-ce que pour le petit garçon géant qui pleurait dans mes bras hier soir en disant qu'il y avait tant de gens parmi ses préférés dont la vie risquait de brutalement changer...
Je lui tournicote autour, j'assène avec aplomb des énormités, ma mauvaise foi est quasi sans limites. Jusqu'à la chute, une blague, une douceur, les deux. Ca nécessite beaucoup de talent de la part de ma victime : si elle ne fait que s'indigner, si ça n'est pas une danse à deux, ça manque d'intérêt.
Et surtout : si ça finit autrement que dans un éclat de rire ou un sourire tendre, ça ne sert à rien.
Or, beaucoup de gens ne captent pas ces fentes et feintes et coups d'estoc pour rire. Rares sont donc mes partenaires de jeu, et encore, si ça se trouve, j'en prends certains au dépourvu. Merci pour leur immense tolérance.
Bref, ça fait quelques jours que je l'asticote.
Il rit et m'engueule.
"Tu n'as personne d'autre à emmerder, Anne ?"
"Si, mais est-ce qu'il m'aime autant que toi, à ton avis ?" (cils battants).
Grognement de mec qui ne veut pas répondre avec des mots mais qui tient à sa place dans ma liste de privilégiés.
Il y a quelque chose d'un peu décalé à être heureuse en ce moment.
Autrefois, sans doute, j'en aurais conçu une forme de culpabilité. Et puis on relativise. Mon petit moment de jubilation individuelle ne changera rien, ni en bien, ni en mal, au marasme ambiant.
Bien sûr, je ne suis pas débile, je sais bien que ma toute petite existence n'est rien à côté du grand ensemble (qui n'est lui même pas grand chose rapporté au cosmos, à l'infini etc).
D'autant que je ne suis pas très optimiste sur l'humanité. Donc quand je clame ma bonne fortune, c'est forcément dans ce contexte, dans ce contraste.
Pour autant, ça fait longtemps que je n'ai plus grand espoir de changer quoi que ce soit au grand destin collectif, à la force de mes biceps et d'une vision un peu idéaliste de ce que pourrait être la vie, si on était moins cons (et qui dit que j'ai raison, en plus ?)
Alors je me fais une bulle. Je sais sa fragilité, je sais qu'elle peut éclater à tout moment. J'y perçois, malgré tout, les échos du monde, elle n'est pas si étanche.
Ces jours-ci, ma bulle est pleine d'affections diverses, de rires de mes enfants, de liberté relative mais chèrement reconquise. Ma bulle est ma récompense pour avoir tenu bon dans les tempêtes intimes. Elle est ma réserve de joie de vivre pour quand d'autres jours sombres viendront.
Hier, j'étais d'une bonne humeur d'enfant, à asticoter le monde autour de moi juste pour le plaisir d'un éclat de joie partagée à la fin. J'ai donc fait la sale môme toute la journée. Et quand l'une de mes victimes m'a envoyée balader d'un "mais t'es vraiment dans ta bulle, tu ne te rends pas compte que ça va mal partout ailleurs", tout ce que j'ai eu à lui répondre, c'était : viens-y, dans ma bulle.
Mais oui. Viens dans ma bulle. On va dire des bêtises et boire du thé, ou du café, ou n'importe quoi, on y sera bien quelques minutes ou quelques heures. Et après on changera le monde, pas au sens universel, mais en partageant un peu de douceur avec ceux autour de nous.