Sacrip'Anne

« Oui, je sais très bien, depuis longtemps, que j’ai un cœur déraisonnable, mais, de le savoir, ça ne m’arrête pas du tout. » (Colette)

mardi 23 juillet 2024

Hors cadre

Oui, d'accord, les temps changent, les choses évoluent. Les traditions font place à un peu de modernité, il est moins difficile de vivre hors des règles établies.

Mais quand même.

Même en mesurant à l'aune de ma vie, on se rend vite compte que le poids des règles plus ou moins dites de la société est lourd sur nos épaules.

L'idée générale est quand même que, pour une vie sans question, on va faire des études, rencontrer une personne avec qui on va se marier (vivre à la colle est mieux accepté, grande fantaisie dans le cadre), avoir 1,8 enfant (le "choix du roi" est un plus aux yeux de votre concierge), filer des vieux jours sereins après avoir dévoué une vie au labeur car le mérite, ma bonne dame.

Bon.

Pour le boulot je suis environ dans les clous.

Je ne me suis jamais mariée parce que non merci, le capitalisme patriarcal, ou parce qu'aucun mec n'a instillé en moi l'idée que ça pourrait être chouette. J'ai deux enfants de pères différents, dont un n'a pas le même genre qu'à sa naissance.

Vous allez vous exclamer qu'en 2024, ça ne pose pas questions et que d'ailleurs il y a un épisode de "Plus belle la vie" qui justement en parle, je peux vous assurer qu'au quotidien, ça demande un peu de caractère pour résister à la merde qu'on vous déverse dans les oreilles.

Ou de réaliser aux grands yeux de votre interlocuteur qu'il va falloir faire preuve de patience pour concilier sa vision de la vie à la vôtre.

Ca arrive : tous les jours. Les questions plus ou moins intrusives, plus ou moins maladroites, les piques pseudo humoristiques, les blagues pas drôles. C'est fatiguant. Et encore, je suis blanche, hétéro et éduquée, avec une garde rapprochée qui s'en fout et des parents qui me soutiennent. Imaginez... sortir du cadre quand on a déjà un sacré cumul de préjugés contre soi...

Si encore j'aimais Noël, comme les bonnes gens... mais non, je m'en fous, comme de Pâques, ou de mon anniversaire. Enfin je prends les jours fériés avec joie (pas pour mon anniversaire, malheureusement) mais pas les passages obligés.

L'autre jour, je racontais à une jeune collègue avec qui on vient de mondes assez différents que j'ai au moins une année par décennie où je me plante complètement sur mon âge (avec une tendance au vieillissement), et la gamine me répond "oui mais en même temps quand on est seule, c'est plus simple de se dire qu'on s'en fout plutôt que de penser que personne ne va nous inviter au resto".

Ca m'a un peu séchée.

Parce qu'en fait la dernière fois qu'on m'a invitée au resto pour mon anniversaire, c'est une amie qui était la puissance invitante. Et que ça faisait de longues années que ça ne m'était pas arrivé, avant. Je veux dire, il est déjà arrivé à mon ex et mes enfants d'oublier complètement mon anniversaire, alors un restaurant...

Bref.

Oui, le fait de choisir d'être hors cadre vous met face à des moments de solitude, comme ça. Comme plein d'autres. Le monde vous rappelle qu'on vous tolère plus qu'on ne vous accepte.

Et on relativise vite fait. Quitte à ne pas être dans le cadre, tant pis. Iconoclastes de tous pays, unissons-nous. Ca nous coûtera parfois des larmes amères et la sensation d'être abandonnés sur le côté de la route.

Mais si cette solitude n'est pas nouvelle, juste plus visible au monde, particulièrement au moment où la pression sociale s'exerce, qu'avons-nous perdu ?

Rien. Ou plutôt si, l'obligation de se conformer, le sentiment aigü d'être moins seul(e) avec soi qu'accompagné(e).

Ca demande un peu de cran, souvent. Mais c'est riche de beaucoup de choses qu'on imagine pas forcément.

(Merci Constantin pour l'illustration)

vendredi 19 juillet 2024

Est-on ce qu'on écrit ?

Cette question, uniquement applicable à mes babillages webesques, me vient à cause d'une drôle de suite de commentaires, sur les blogs ou dans la vie, de gens qui me lisent depuis deux décennies en silence ou quasi. Ou de gens de la vraie vie qui découvrent que j'ai un blog et avec qui ça augmente la relation d'une part inédite.

Oui ? Non ? Peut-être ?

Il me semble que dès qu'on raconte, ça n'est plus l'exacte réalité, déjà. Le fait de poser des mots fait prendre une distance, sélectionner, raccourcir, amplifier, accentuer le point de vue de qui raconte au détriment de ceux qui sont éventuellement racontés ? Bref, raconter, c'est déjà fictionner un peu, avec toute la sincérité du monde. Ce que je raconte ici ou sur l'un des satellites d'ici, c'est ce que je choisis, de la façon qui me va à l'instant où j'écris. Même sans mensonge, sans omission, ça n'est qu'un bout de la vie. De ma vie, en l'occurrence.

Par ailleurs, j'ai un rapport très.... ingrat, avec mes blogs. J'y laisse des trucs pour rire, pour parler. Très souvent, ces derniers temps, j'y pose des émotions pour qu'elles ne me débordent pas dans le quotidien. Parfois il s'agit de leur donner vie ici pour ne pas en étouffer, parfois je joue avec une idée / envie qui me plaît, souvent, surtout ces derniers mois, je gratte la plaie jusqu'à l'os pour faire place nette. Tout un tas de trucs que je mettrais sous un label "pas très intéressant", vu par une personne tout à fait ordinaire. Alors que bon, il existe la littérature, si vous voulez lire des trucs bien écrits et captivants[1].

On se parlait avec Luce, l'autre jour, de la force du témoignage. Bon, si d'autres personnes vivent des choses similaires et que ça les fait sentir un peu moins seuls, je comprends, un peu.

Il m'arrive aussi d'écrire ici pour le strict plaisir de jouer avec des mots et des phrases. Mais comme j'ai toujours été très dilettante, je fais ça mal : je me relis à peine (sans mentir, il m'arrive de corriger des coquilles ou de compléter un bout de phrase manquant des années après, en tombant par hasard ou mélancolie sur de vieux machins). Il y a des tas de gens qui écrivent bien avec un minimum de respect pour les personnes qui les lisent, on va dire que mon respect se place ailleurs.

Il se trouve que pour moi, ça marche mieux en lâchant ça au milieu des internets que sur un carnet ou un fichier au fond de mon disque dur. Certainement parce que ça m'a apporté des copains en masse.

Il arrive (fréquemment) que je me souvienne à peine de ce que j'ai raconté quelques heures après l'avoir posé ici ou là.

Alors quand de temps en temps, vous me dites que vous êtes là et que vous y revenez, je trouve ça merveilleusement gentil, bien sûr. Ca me touche, vraiment. Mais est-ce que vous êtes sûr(e)s que ça vaut la peine ? Et autant vous le dire, dans la vraie vie, bien sûr, vous me reconnaitriez, je crois. Mais pas complètement. Il y manquerait tous les morceaux que je pose en chemin pour alléger le flot constant des pensées, de la mémoire, des trop-plein. J'y suis plus sage, plus raisonnable, souvent (un peu contrainte, ne nous mentons pas). Enfin je n'en sais rien.

Elle est étrange, cette période, si vous voulez mon avis.

Ah, et si vous voulez lire du vachement bien, j'ai trouvé dans une boîte à livres cette petite merveille, il y a quelques jours. J'en suis tombée amoureuse en quelques lignes, j'espère que si certain(e)s d'entre vous auront la joie de ressentir la même chose. Ca parle d'adolescence dans l'Angleterre de Thatcher, c'est plein de tout, c'est de la bonne (oui, je le vends mal mais faites moi confiance, ça fait vingt ans que vous êtes là, bordel, osez, un peu !)

Note

[1] Attention, toute la littérature n'est pas captivante ou bien écrite. Mais quand même, il y a de quoi faire

mardi 16 juillet 2024

Le tour du nombril

En a-t-on jamais fini de faire, inlassablement, le tour pourtant réduit de son nombril, dans la vie ?

La semaine dernière j'ai enchaîné deux bonnes grosses erreurs de jugement, dont, par un twist final aussi ridicule qu'inespéré, je me suis sortie, disons pas si mal. Un peu de sous perdus dans la bataille, beaucoup d'énergie, de temps, un peu de vexation, quelques blessures physiques dont une effrayante mais qui n'est, a priori, pas grave.

J'ai passé un temps copieux à me détester d'avoir été aussi con.

Pour quelle utilité ? Demandez aux profondeurs de mon esprit torturé, le fait est, j'ai mariné dans une colère d'auto détestation, même quand j'ai fini, dimanche matin, de réparer l'intégralité des dommages.

Dans les moments de répit logistique[1], je me suis repliée sur moi, bras et jambes noués autour du traversin, à attendre que la tempête traverse. Impossible de parler à qui que ce soit, de demander quoi que ce soit, rien à faire qu'à garder la maîtrise approximative du souffle et atteindre le suivant.

C'est là que j'ai mis le doigt sur un truc qui ne sert à rien. Dans ces heures de solitude, j'ai constaté que j'éprouvais le manque d'une chose que je n'ai jamais eue. Le manque de cette personne qui sait à quel moment il n'y a rien à dire ni à faire mais qui vient nouer ses bras autour de vous, en silence. Sans vous dicter de solutions ou vous submerger de son impuissance à aider. Mais qui vous communique chaleur et souffles synchronisés. Qui est juste là.

Alors quoi ? Et ben on se démerde. On sait qu'on a envie de ça, mais ça n'existe pas, ou pas sous cette forme-là, dans votre vie, qu'il faut bien vivre. Alors d'inspirations en expirations on se laisse, petit à petit, calmer, quelque soit le temps que ça prend.

Là-dessus j'ai eu vent d'une vanne répétitive d'un mec qui se croit drôle et qui m'a gavée. Rendue triste, aussi. Beaucoup.

Quelques heures après, j'ai signé un papier avec la tête d'accord mais les tripes et le cœur contusionnés, roués de coups. Vortex infini de questions, impuissance à avoir la bonne réponse, qui n'existe pas. Faire un choix : être la personne qu'on veut être. Quoi qu'il en coûte ? Pour cette fois, oui.

Et toujours pas capable de parler au monde. Fonctionner, travailler, échanger vite fait avec Cro-Mi lors de ses apparitions, oui. Faire ce qui doit être fait pour rendre l'environnement vivable à nouveau, oui. Demander une épaule, un sourire, un mot qui fait rire, impossible, au-dessus de mes forces. Pas envie de peser sur qui que ce soit.

Petit à petit l'étau se desserre, la colère s'apaise, la tristesse aussi. J'ai profité de ce week-end pour ouvrir des livres qui m'ont conquise en quelques pages, vu un film qui m'a beaucoup plus, d'autres, plus oubliables, déjà presque oubliés.

Je reconnecte doucement, revois du monde.

Oublier la médiocrité de l'importance de ces tourments, les diluer dans le vrai monde, les choses plus ou moins essentielles. C'est fou comme relativiser, parfois ça ne sert à rien. J 'ai hâte de retrouver la stabilité de mes humeurs, ma bonne humeur, si pas constante, au moins dominante.

Bref, j'émerge de ma tanière. La violence de cette tempête passée complètement inaperçue aux yeux du reste du monde me sidère un peu. Tout ça pour ça ? Pour si peu.

Note

[1] au milieu de ça, Lomalarchovitch a eu dix ans, il est venu les fêter avec moi, il est reparti depuis, le manque de lui a été à la fois un atout pour la gestion matérielle des événements et un gouffre inattendu, je ne suis pas encore habituée à me séparer régulièrement de cet enfant-là.

lundi 8 juillet 2024

Issue d'une lignée

Je viens de remettre la main, après quelques années d'inaccessibilité, sur le récit fait par ma grand-mère de la vie de ses grands-parents à elle, puis de sa mère. J'en avais oublié beaucoup, depuis ma première lecture, il y a vingt ans, ou alors comme elle venait de mourir je n'ai pas tout lu, pas le bon moment, je ne sais plus.

Evidemment je connais les faits saillants, ils font partie du grand récit familial, je les ai redécouverts, pas tout à fait identiques (vu l'énorme ellipse que fait ma grand-mère sur son propre cas, bien malin saura savoir quelle est la version exacte. Et puis dans une famille d'amoureux d'histoires, on s'en fout un peu).

Départ pour le fin fond du trou du cul de l'Auvergne. Mon arrière-arrière grand-mère, bonne élève, est remarquée par son institutrice. On propose donc à ses parents de la faire entrer à l'Ecole Normale, pour devenir institutrice.

... il[1] était ravi de penser que sa fille allait occuper une fonction réservée par tradition aux religieuses et se trouver amenée, peut-être, à militer dans son métier pour les idées qu'il avait lui-même toujours soutenues les instituteurs laïques qui se multipliaient dans les campagnes étaient les pionniers de l'anticléricalisme.

Quand on sait que j'ai un autre aïeul qui est allé peindre la devise "Liberté, Egalité, Fraternité" - République Française sur l'église de Donzy (5-8) en bras armé de son copain le maire, qui était en bisbille avec le curé du village, ça place le décor tout de suite. Bref.

Mon arrière-arrière grand -mère entre donc à l'Ecole Normale de Clermont-Ferrand, lors des promenades dominicales qui croisaient à 15 heures pile, le cortège des élèves futurs maîtres, elle croise son futur mari, brillant élève et originaire d'une trentaine de kilomètres de là ; le bout du monde, à cette époque.

Ils se sont mariés, ont enseigné l'un et l'autre frontalement concurrents de l'école du curé, dans des conditions parfois épiques. Qui connaît l'Auvergne en hiver peut se faire une petite idée... Ils ont écrit divers ouvrages, principalement sur l'enseignement, qui ont été présentés et primés à l'exposition universelle de 1900. Mon arrière-arrière-grand-mère était très enthousiaste à l'idée de découvrir la fameuse Tour Eiffel... tous les matins de bureau, je souris à sa mémoire en saluant la fameuse tour depuis le toit du bureau. Je l'imagine découvrant la grande ville après un épique voyage en train, dans ses bottines trop petites, avec beaucoup d'attendrissement.

Ils ont été parmi les premiers à posséder une voiture, ou en tout cas une sorte d'ancêtre de voiture à trois roues, dans la région, ce qui donne lieu à des souvenirs qui ont traversé le siècle pour la plus grande hilarité de leurs descendants :

Par la suite Marie, à mesure qu'elle se familiarisait avec le véhicule, prenait des audaces. Ainsi, lorsqu'Alfred et elle se disputaient, ce qui arrivait assez souvent en raison de l'entêtement de l'un (Alfred) et du caractère autoritaire et coléreux de l'autre (Marie), elle ouvrait son ombrelle ou son parapluie, selon les circonstances, et tenait cet accessoire de façon à empêcher Alfred de voir la route...

Mesdames et messieurs, mes arrière-arrière grands-parents !

En plus de concevoir leurs manuels, ils ont eu une fille, Camille. Cette dernière a également fait l'école normale et s'est préparée à l'enseignement dans les établissements supérieurs pour jeunes filles, mais n'a jamais enseigné. Parce que.... Camille a correspondu avec son filleul de guerre. Il était jeune et courageux, flamand... et a su y faire...

... la langue française lui semblait la langue par excellence pour traiter de sujets sentimentaux et c'est en français qu'il lui écrivit peu après: « Si, à mon avis, l'amour est possible qui ne soit pas couronné par le mariage, par contre je ne conçois pas du tout le mariage sans amour ». Dans la même lettre, il s'étonnait: « Pouvez-vous m'expliquer, chère demoiselle, pourquoi nous deux nous nous disons aussi franchement, complètement, toutes nos idées concernant des sujets aussi graves, aussi intimes, dirais-je ? Y a-t-il une affinité télépathique ?...»[2] Par la suite, la plupart de leurs lettres furent écrites en français.

Voilà. Bon. Elle a su y faire mieux que moi, ils ont vécu leur vie ensemble, a priori très heureux. Mais comment vous dire que... rien. Disons que l'atavisme est puissant.

« Combien j'aime son large front, son regard doux, ce quelque chose d'énergique et de bien jeune à la fois...» Raoul était blond, ses cheveux ondulaient et, comme la plupart des hommes de son époque, il portait une petite moustache.

Mais, mais, mais On a trouvé le patient zéro ! Mes boucles sont flamandes !!!

Il était donc belge, parlait quatre langues - bientôt cinq - et venait d'épouser une auvergnate, c'est donc en toute logique, que mon arrière-grand-père est entré chez Michelin.

Le travail de Raoul à l'Usine semblait s'orienter de façon assez nette vers les transports, mais, dans cette maison où la mobilité était la règle, il eut parfois l'occasion de faire de brefs passages dans d'autres services. Ainsi, on le chargea de traduire les œuvres de Taylor et de Gilbreth pour le service « des améliorations du travail » où il avait déjà été employé pendant ses premiers mois à l'Usine[3]. Ces deux Américains furent les pionniers de l'étude du rendement et des méthodes destinées à économiser les mouvements des travailleurs. Moins connu du grand public que Taylor qui a laissé son nom à la « taylorisation », Gilbreth a cependant acquis une célébrité posthume à travers l'ouvrage humoristique intitulé "Treize à la douzaine", où deux de ses enfants, Frank et Ernestine, racontent la vie en famille sous le signe de l'organisation rationnelle des activités. C'est de la même façon que j'ai vécu ma petite enfance, car mon père, emballé par le système Taylor, en fit profiter la famille entière. ... Mon grand-père, avec son esprit méthodique et son souci d'efficacité, fut séduit d'emblée et appliqua ces principes à l'entretien de sa voiture et au travail du jardin. Ma mère en prit de la graine pour les tâches du ménage et la préparation des repas. J'écoutais et j'enregistrais dans mon jeune cerveau ce qu'on en disait autour de moi et je devais en tirer profit plus tard. Tous ceux qui m'ont vue, un jour ou l'autre, écosser des petits pois le savent bien...

Mais alors Ce livre ("Treize à la douzaine") on se le passe de génération en génération, mais je n'avais pas l'histoire derrière !! On a une sorte de discours sur le fait qu'on est très paresseux et que donc on concentre notre énergie pour produire un max, dans un minimum de temps, mais ça venait de là ?!! Mais oui, tous ceux et toutes celles qui m'ont vue, un jour ou l'autre, équeuter des haricots verts le savent bien...

Mon arrière-grand-mère, Camille, n'était pas réputée pour son immense sociabilité, contrairement à son époux. De ça j'ai reçu une part de chaque ! Mais elle revoyait parfois la directrice de l'Ecole Normale et y retrouvait quelques camarades. Comme cette fois...

Mademoiselle avait au même moment chez elle son ancienne élève d'Auxerre et de Clermont, Thérèse Buchet, qui, après un mariage aussi court que désastreux, se retrouvait seule avec son petit garçon, Pierre, qui devint mon compagnon de jeux. Nous avions fait connaissance quelques mois auparavant à Clermont où Thérèse avait rendu visite à ma mère installée depuis peu au Clos-Bijou. Jalouse des attentions dont bénéficiait le petit garçon sous prétexte qu'il était élevé sans père, je lui avais asséné, tandis que nous faisions des pâtés de sable dans le jardin, un magistral coup de pelle en plein visage. Ma grand-mère avait fait remarquer avec admiration «qu'il n'avait même pas pleuré».

Vous venez de faire la connaissance de mon grand-père. Ils se sont engueulés toute leur vie comme dans ce bac à sable, c'était assez déconcertant pour l'entourage. Visiblement ça leur convenait très bien.

Notre plus grand plaisir, à Pierre et à moi, consistait à jouer au voyage en voiture. Pierre, assis au volant de la Gazelle, faisait semblant de conduire, tandis que je dépliais une carte routière et que je le guidais par toutes les routes d'un itinéraire dont nous traversions les principales localités en imagination.

Un jeu qui a pris une toute autre forme quand les vraies cartes routières et les vraies routes ont remplacé leur imagination d'enfants. Pour avoir parcouru des milliers de kilomètres, à l'arrière, dans l'une ou l'autre de leurs voitures qui sentaient fort le tabac froid de la pipe de mon grand-père et le chien, j'en ai une bonne expérience.

Mais revenons-en à mon aventurier d'arrière-grand-père...

Mon père venait de reprendre son travail à l'Usine, fin août, quand il apprit qu'une fois de plus on avait pensé à lui pour un travail à l'étranger. Il s'agissait, non plus d'un problème exceptionnel à résoudre comme au Brésil, mais d'un poste fixe en Egypte - à Alexandrie, siège de la Bourse du Coton - où il devrait procéder aux achats de coton très importants qu'effectuait alors Michelin, puisque le coton servait à tisser la toile dont étaient doublées les enveloppes de caoutchouc des pneus. On attendait de mon père, non seulement qu'il sélectionne les meilleures variétés: achmouni, jumel ou karnak, mais qu'il surveille les traitements successifs subis par le coton entre sa cueillette et son expédition vers la France: l'égrenage, la farfara, c'est-à-dire le mélange et le mouillage des diverses qualités choisies, l'emballage qui se termine par la presse hydraulique en balles très serrées et cerclées de métal ...

Ils y sont restés 24 ans, au cours desquels, comme nous l'avons découvert récemment, mon arrière-grand-père a très certainement rencontré le grand-père de Franck Paul. Comme je lui disais l'autre jour, j'ai l'impression qu'on en est presque cousins, maintenant, et cette double rencontre à travers le temps et l'espace me réjouit au plus haut point.

De retour en France et après quelques années parisiennes, mon arrière-grand-père suggéra qu'ils pourraient vendre la maison de Clermont, qui ne présentait pas grand intérêt, et acheter quelque chose dans le Midi. Ce serait plus agréable pour les vacances des enfants, et eux-mêmes s'y installeraient s'ils en avaient envie au moment de la retraite de mon père, qui ne devait pas tarder beaucoup. Leur choix se porta sur une maison à Guerrevieille, près de Ste-Maxime. J'étais ravie de retrouver pour l'été« ma » Méditerranée.

A lire les mots de ma grand-mère, j'ai beaucoup souri en pensant que la génétique est une drôle de chose et à quel point je me sens vraiment issue d'une lignée. De femmes, beaucoup, mais aussi de mon arrière-grand-père que je n'ai pas connu et dont j'ai toujours pensé qu'on se serait bien entendus. J'ai découvert dans ce texte qu'il aimait passer son temps libre à lire et écouter de la musique, voilà qui ne me détrompe pas dans cette idée. Je l'imagine souriant, voire solidaire, à ma tentative d'apprentissage de l'italien, lui à qui Michelin a demandé d'apprendre le Portugais en un temps record.

Je n'ai pas tout pris de cette lignée, l'empathie, la tendresse, me viennent clairement de ma maman (et de son papa à elle ?). Mais quand même tellement que c'en est un peu sidérant.

Impossible de les renier, c'est certain.

Encore que je les trouve très aventurières, ces trois générations qui ont précédé celle de mes parents. C'est fou, les vies qu'ils se sont fabriquées.

Je ne sais pas si c'est à cause de l'âge qui fait que je me connais mieux ? Que doucement mon regard embrasse le passé et plus seulement l'avenir ? Me voici, sur six générations, très consciente d'être porteuse de la mémoire d'une famille, d'un héritage de façons d'être au monde, de le réfléchir. Pas identique mais grandement similaire.

Ca remue.

Si vous avez envie de lire ce récit, n'hésitez pas, je l'ai depuis quelques heures en pdf, plus simple que les feuilles volantes. Il y a un million de choses plus intéressantes sur la vie dans la première moitié du 20e siècle, je vous ai raconté une partie des choses qui me touchent fort, mais c'est presque le moins intéressant, pour vous. C'est moi. C'est l'origine de moi.

Notes

[1] Mon arrière-arrière-arrière grand-père

[2] Je l'ai pris dans la gueule, ce petit paragraphe...

[3] Michelin, donc