La vie et toutes ces sortes de choses

jeudi 26 juin 2025

Nos gras dans vos faces

Le monde des gens à tailles standard ne mesure pas à quel point vous nous haïssez, ni à quel point vous déversez cette haine contre nous. Quotidiennement.

Je vais redire ce que d'autres que moi disent à longueur de journée : en plus vous êtes, conscience bien tranquille, vautrés dans votre bonne conscience. C'est pour notre bien, c'est pour notre santé. Bullshit. C'est parce que ça vous agresse, pas parce que vous vous souciez de notre bien-être. Si les humains se souciaient du bonheur des autres, on en serait pas à se demander comment on va mourir : du fascisme, du climat, ou d’un mélange des deux. On ne tuerait pas des gens, on ne ferait pas la guerre.

Donc votre bienveillance supposée, on est pas dupes, merci.

Ca commence en général par la famille (avec un délicieux effet de raisonnement cognitif fucked up, ce sont les mêmes personnes qui vous reprochent de ne pas avoir repris de leur plat qui vous reprochent d'être trop gros(se). Oui, reprochent).

La médecine s'ensuit généralement. Le matériel pas adapté, pour certain(e)s, les médecins qui confondent facteur de risque et horoscope. Car hey. Oui, on peut être gros(se) et en bonne santé. De mon côté, j'ai eu un médecin qui m'a harcelée sur mon alimentation pour une question de blessure au genou liée à une chute. "De mon temps, on ne mangeait de gâteau que le dimanche".

Alors on peut, si on a du bol, trouver des praticiens intelligents et bienveillants. Pas tous, pas partout. C'est un boulot dantesque et on finit tous par éviter, parfois ou souvent, c'est selon, d'aller chez le médecin parce que : marre. Actuellement je suis sous la "menace" de mon endocrinologue qui veut absolument suivre ma glycémie à la culotte. Alors si vous voulez tout savoir, sauf les quelques jours de vacances où je ne décide pas ce qu'on mange et quelques restaus, mon alimentation c'est au moins 50 % de fruits et légumes, 1500 calories par jour et moins d'apport en glucides que ce qui est toléré par les applis de contrôle du diabète. Et avec ça : mon poids est stable. Je sais ça parce que je prends des notes en vue de cette fameuse prise de sang pour expliquer à ma toubib que je mange comme un moine. Et je sais qu'il y aura une remarque, même pour rire, qui dira "oui mais il faut tout noter" (dont acte).

"Ah oui mais les gros, il suffit qu'ils arrêtent la junk food, les desserts et qu'ils se mettent au sport." (Rions sur l'ignorance crasse des conditions de vies des gens par ceux qui ont la chance d'avoir un métabolisme favorable.) On s'en fout, chacun vit son rapport à mouvement physique comme il veut. Dans mon cas, ça va me vider la tête et me muscler un peu. Et c'est tout. Quand je faisais 60 bornes à vélo et 1 km de natation par semaine, je n'ai pas perdu un kilo. Pour moi, ça n'était pas le but mais vous n'imaginez pas comme ça a déçu bien des gens, qui ont décrété unilatéralement que je devais me gaver par ailleurs.

Moi, je suis contente : la piscine près de chez moi va rouvrir, je vais aller, lentement mais sûrement, nager mon kilomètre hebdomadaire d'une traite. Alors que des mecs minces et musclés le feront plus rapidement mais en s'arrêtant pour souffler comme des bœufs à chaque longueur. Je ne juge pas, hein, mais leur cardio est un peu faiblard, quand même.

L'école n'est pas tendre, il y a des statistiques sur la discrimination au recrutement et à la promotion des personnes grosses comparées à d'autres dont les qualités professionnelles sont équivalentes. J'ai chopé un "son poids la dessert" dans un rapport secret (pas de bol, il a fini sous mon nez) fait par mon boss à son boss sur des équipes en place. Parce qu'une meuf qui fait de la comm (à l'époque) ça doit être mince, en fait.

Et je ne parle pas des relations aux autres, notamment dans le cadre amoureux. J'ai vu une copine, une fille formidable, magnifique, saine, bien dans ses baskets, intelligente, drôle (non ça n'est pas moi) vivre un très joli début d'histoire avec un mec. Et puis il l'a présenté à ses copains. Des gens éduqués, plutôt cultivés. Qui se sont moqué de lui parce que sa copine "il y en avait pour plusieurs" ou qu'elle était "moins sortable" que son ex. Ce sont des citations exactes. Il a commencé par la larguer comme une merde, avant de lui proposer une relation clandestine (et elle lui a dit merde et vit maintenant sa meilleure vie avec un type formidable).

Sans parler du monde entier qui insiste sur le fait que pour choper un mec digne de ce nom, il faut ressembler à une photo de magazine. Perso, le mec qui n'a de désir que pour des meufs à ventre plat et qui passent des heures à se préoccuper de leur apparence, qui sera de toute façon retouchée, merci mais non merci. Mais regardez autour de vous, comptez les meufs au régime, en rééquilibrage, qui sortent de chez la manucure, du salon de beauté, etc etc. Et qui clament qu'elles font ça pour elles, hein. Alors oui, un peu, peut-être. Mais ne me faites pas croire que les injonctions à la beauté (telle que décrite et prescrite par notre société tellement inclusive qu'elle hait tout le monde ne comptent pour rien.

Quoi qu'il en soit. C'est un truc avec lequel je vis et que j'ai mis des années à mettre à une place raisonnablement gérable. Ca ne veut pas dire que parfois je n'ai pas des pensées de merde à ce sujet. Pas pires grossophobes que les gros. Mais la majorité du temps c'est juste un fait et j'ai la chance d'être plutôt entourée de gens qui pensent sainement. Alors parfois je soupire quand une crevette fait gaffe à son poids de forme ou à son summer body, mais bon, chacun ses complexes et ils sont aussi légitimes (ou aussi peu) les uns que les autres. Je suis en train de péter la gueule aux miens en prévision d'une journée en équipe un jour de grosse chaleur annoncée, dans un lieu avec piscine. Et oui, même s'ils sont presque tous jeunes, beaux et minces, je compte immerger mon gros cul dans la piscine quoi qu'il en soit (25 ans de boulot pour en arriver là).

Donc généralement, ça va, disais-je.

Jusqu'à ce qu'une commentatrice récente de ces lieux, dans une volonté acharnée de me comparer à un personnage de fiction (je tiens à certifier ici que je suis une vraie humaine de la vraie vie), me dise que ce personnage de fiction et moi avions en commun des "rondeurs exagérées" (je cite).

Je suppose que c'était supposé être bienveillant.

Le CNRTL (mon amour) me dit que exagéré, c'est "Qui présente un aspect excessif".

J’espère que c’était juste maladroit — j’essaie de ne pas voir le pire d’emblée chez les gens. Les gens ont de ces tournures pour ne pas dire gros(se), comme si c'était un gros mot.

Il n'en reste pas moins que cette formule, en plus d'être grossophobe, est un jugement violent sur le corps d'autrui. Oh tu es grosse, tu exagères, en somme. Ben écoute, non. J'ai rien fait pour ça, rien choisi. Juste la vie. Le fait de descendre de boomers, d'avoir un métabolisme défavorable à la minceur (oh tiens, on est quasi tous gros, dans ma famille, deux branches confondues). L'industrie agro alimentaire. Des traumas. Qui sait.

Je vous invite à essayer de vous faire une idée en consultant ce schéma très simple.

Causes multifactorielles de l'obésité.

Que vous trouverez ici.

Monde des normaux (et des gros qui portent des jugements sur eux et leurs pairs), éduquez-vous, s'il vous plaît. Si vous devez nous insulter, volontairement ou pas, faites-le au moins avec intelligence et un peu de connaissance du sujet.

Et globalement, ce que vous pensez de mon gras ou de celui des autres, j'en ai rien à foutre. Celles et ceux à qui ça ne plaît pas peuvent bien aller se faire cuire le cul. (Je vois les anciens qui trouvaient que ça faisait longtemps).

Une planche sur la mer, dessus : de nombreux enfants, à la propulsion : moi.

lundi 23 juin 2025

Theses shoes are not made for walking

Un jour on m'a dit : les Birkenstock sont ultra confortables. Oui mais elles sont moches. Comme j'ai des pieds de princesse au petit pois, les chaussures sont un problème constant pour moi (vivre pieds nus, dans un monde au sol doux et aux températures tièdes, voilà mon rêve, le seul, le vrai).

Donc, des années plus tard j'ai fini par en acheter une paire, j'ai eu des ampoules horribles et douloureuses.

Alors on m'a dit "faut les faire". J'ai donc essayé de faire les putains de chaussures, la deuxième année, je me dis, c'est bon, tu parles, elles m'ont fait des ampoules horribles et douloureuses au bout de 2 000 pas.

Alors on m'a dit "non mais c'est confortable pour chez soi, pas pour marcher dehors toute la journée" et là je ne comprends pas, d'abord, chez moi, je vis pieds nus, peut-être des chaussettes, en hiver, et encore, et puis surtout, surtout, qui dans la vie claque pas loin de 100 balles pour des chaussures à mettre chez soi ?? Je ne comprends pas, je suis perdue dans un monde pour lequel je ne suis pas faite.

Cette année je me suis dit, allez, trois étés, c'est bon, elles sont faites. J'ai claqué dix balles de pansements en sortant du métro et suis rentrée chez moi en claudiquant. Même mes Dr Martens ne m'ont pas défoncé les pieds comme ça, et surtout pas aussi longtemps.

Bref, je suis rentrée, j'ai pris les pompes, les ai mises dans un sac en plastique et paf, le vide-ordures, folle de rage de cette promesse non tenue. J'ai envie de hurler "escroc !!!!" aux gens que je croise qui en portent.

Je hais les Birkenstock de toute mon âme.

L'empreinte de mon pied gauche dans le sable mouillé (un 11 juillet à Calais, si tu veux tout savoir).

vendredi 13 juin 2025

L'amour filial

Ca n'est rien de dire que l'année a été difficile avec les enfants. Elle l'a été pour eux, aussi.

Cro-Mi a fait ce qu'il fait toujours. Devenir infect (parce que je suis sa personne préférée sur Terre, celle avec qui il se sent en sécurité pour être la pire version de lui-même, et je chéris très fort cet attachement, autant que je déteste ses effets), et au moment où je craque, faire un coup d'éclat pour se faire pardonner. Récemment, alors qu'il était sorti prendre l'air, à quelques minutes de manger... :

— Au fait je ne mange pas à la maison ce soir, je viens de croiser (insérer ici n'importe quel nom qui vous convienne) et je vais discuter un peu.
— Oui, à peu près comme tous les soirs, donc. J'espère que tu me laisseras une bonne review sur TripAdvisor.
— Non mais je fais attention à ma santé mentale, je ne veux pas être dans le même état qu'avant le concours.

Alors, certes, oui.

Mais point Vénus de Milo, quand même.

Et puis le week-end dernier, sorti de nulle part, me voyant tenter de décrasser un peu le plafond de la cuisine, celui de la salle de bains et laver le lave-vaisselle, il prend des gants et se met à me nettoyer le four, de fond en comble. Four qui en avait largement besoin. Au point que quand je passe dans la cuisine, depuis, j'ouvre la porte (à travers laquelle on voit) et je soupire d'aise (non, on n'a pas de pyrolyse).

Tout ça alors que si on avait supprimé le numerus apertus dès cette année, il n'aurait pas pris de risque sur sa mineure et serait tranquillement passé en deuxième année au lieu de se taper un rattrapage en vue de faire une LAS 2 de mes ovaires pour arriver en médecine via la passerelle de mon fondement, si vous voyez ce que je veux dire (si vous ne voyez pas, le parcours d'études de médecine est incompréhensible et je suppose que c'est fait exprès pour dissuader les faibles et les pauvres).

Pendant ce temps, comme on dit dans les BD belges, Lomalarchovitch a passé l'année à résister à la contrainte (ou à ne pas l'accepter plus de 5 secondes d'affilée, ce qui revient au même).

Nous voici dans une réunion lunaire au collège, lui, quand même impressionné par cette tablée d'adultes à la mine sévère autour de lui.

Quoi qu'il en soit, après avoir usé et abusé de ma patience, poussé ma bienveillance à bout et, en plus de tout ça, a fait tomber mes orchidées, le voilà devenu tout à fait fréquentable depuis au moins huit jours.

Je veux dire : il a même été jusqu'à me faire le petit déjeuner (le mien ET le sien) deux jours cette semaine.

J'ai conscience que rien de tout ça ne durera, mais au nom des litres de larmes et de gémissements sortis de mon corps cette année, et tout particulièrement ces dernières semaines, croyez bien que je savoure ce répit.

Lomalarchovitch, mon tout petit bébé aussi grand que moi ou quasi, en train de faire MON petit déj. J'ai pris cette photo pour quand je serai à nouveau en rogne contre lui.

mercredi 11 juin 2025

Dans ma rétine

Ces derniers jours j'ai remis le nez dehors et fait quelques photos, la plupart, bof, quelques unes ok et deux ou trois dont je me disais en les prenant que j'avais hâte de les redécouvrir un peu plus tard, de retour à la maison, avec la lumière qui va bien, la taille d'écran aussi.

Un jeune homme, de dos, très élégant promène un chien minuscule à l'ombre des arbres dans le bois de Boulogne

Il y en a même deux ou trois qui ont tenu leurs promesses. Entendez : en les découvrant en grand, je les ai trouvé chouettes. Pas forcément de grandes photos, mais des images que j'ai été contente d'attraper.

Un homme à vélo semble se tourner vers un jeune couple de pique-niqueurs. En réalité il appelle son chien qui n'a jamais accepté d'être dans le cadre, mais il n'y a que moi qui le sait !

Je dois dire que ça n'était pas un contexte très favorable à l'auto indulgence puisque Llu et moi avons eu le plaisir de visiter ensemble l'expo Richard Avedon (allez-y !!!) avant d'aller voir le dernier Wes Anderson : on les pose là, comme experts en images, quand même. Et le lendemain, dans un genre très différent, Hockney avec Fred à la Fondation "Foufoune" Louis Vuitton (ceux qui voient comme moi savent).

Un homme un peu hagard promène son chien devant la vitrine d'un fleuriste, dans une rue de Paris. LE chien est magnifique (oui, chez les hommes, je mate pas mal le chien, kestuvafer ?)

Et puis hier. J'étais dans le bus qui m'aidait à raccourcir les dernières centaines de mètres avant la maison. Coup de bol, assise dans un bus bondé. Et mon œil est happé par la vision de deux très jeunes femmes, l'une triste ou malade, affaiblie, tête posée contre celle de l'autre qui regardait au loin. Une image de sororité, d'abandon, d'intimité, de confiance, de soutien. C'était beau à voir, ça m'a fait du bien à la vie.

Fun fact, Llu est sur cette photo. Je ne m'en suis rendu compte qu'après, alors même que je marchais vers elle ! Bref, un homme noir, réclamait des sourires aux passantes et aux passants. Surtout aux passantes.

J'ai hésité quelques secondes, c'était au bord du voyeurisme, et puis j'ai sorti mon téléphone très vite, sans cadrage ou presque, juste en étant sûre que je pourrais retailler dedans et avoir ce que je voyais : des mains de voyageurs accrochées aux barres du bus et ces deux visages. Je suis rentrée à la maison et j'ai oublié la photo : pâtes à laminer, consignes à distribuer, pain à couper et à surgeler, un bouquin qui m'appelait.

Ce n'est que peu avant de m'endormir que j'ai repensé à l'émotion que m'avaient procuré ces filles. Ce sentiment que j'aimerais résoudre en abandonnant ma tête sur l'épaule d'une personne en particulier.

J'ai attrapé mon téléphone, recadré un peu, moins que ce que je pensais. J'ai trois versions de cette photo, maintenant, la version juste recadrée, une avec un tout petit peu de flou à l'arrière-plan et une en noir et blanc, et les trois me submergent. Je crois que j'ai réussi à capter ce avec quoi elles m'ont touchée. Peut-être qu'il y a des gens qui sont contents d'une grande partie de leur production, je n'en suis pas là du tout, mais l'histoire que raconte cette photo, ce qu'elle me donne, comme si elle avait été prise par quelqu'un d'autre, j'en suis heureuse.

Et, pas de bol pour vous, je crois que j'ai attrapé quelque chose de tellement intime que je ne vais pas la mettre en ligne (sur demande, on peut s'arranger, quitte à ce que vous vous demandiez pourquoi j'en fait tout un plat, de cette photo. Mais je crois que même sans la voir, quelques uns d'entre vous peuvent comprendre).

dimanche 8 juin 2025

Pas Venise sans Daniel Michon

Ceux qui me connaissent bien savent que je suis le fruit de mes parents et de leur éducation, mais aussi, en très grande partie, d'histoires, de livres, de films. De musique aussi. Les livres construisent des treillis auxquels s'attachent les branches de nos vies et en ce qui concerne, ça a commencé très tôt.

C'est ainsi que la raison pour laquelle je n'ai jamais mis les pieds à Venise, malgré une envie qui doit avoir plus de 40 ans, c'est l'absence dans ma vie de Daniel Michon. Ou plutôt de mon Daniel Michon. Pas la peine de retourner les réseaux sociaux pour savoir qui est ce mystérieux type qui me fait défaut ; il n'est fait que de mots. Ceux qui savent savent.

Et oui, bien sûr, je pourrais dire que je n'ai pas eu l'occasion, pas de sous au bon moment, que la ville s'enfonce et que c'est une démarche écologique et de préservation, n'importe quelle raison rationnelle que vous pourrez trouver, moi, je le sais, au fond de mon coeur, la seule raison qui tienne c'est l'absence d'un mec qui n'existe même pas (ni en vrai, ni déclaré comme tel dans ma vie).

Alors, peut-être que je finirai par céder à l'envie, à un moment où ma conjoncture économique sera plus favorable. Seule avec mes mille mots d'italien, avec une ou un ami, mes enfants, que sais-je. Mais pour le moment, ce cap n'est pas passé.

Ce que j'aime, dans l'idée du voyage, c'est ce lâcher-prise à la fois terrifiant et excitant de se retrouver à un endroit où on est plus tout à fait soi, faute de repères familiers. On ne comprend plus rien parce que la langue est étrangère, ou moins bien que dans sa langue maternelle telle qu'on la pratique. Les codes, les gens, les habitudes sont différents ; on se retrouve dans une sorte de shaker géant qui nous force à tout considérer d'un oeil neuf, obligé de travailler dur pour tenter de comprendre l'essence de l'endroit où on est et des gens qui le peuplent. Des situations nouvelles naissent des idées, des envies, des inspirations nouvelles.

J'ai appris à mon corps défendant que cette façon de voir les choses n'était pas universelle. Les quelques fois où on est partis en voyage, avec mes anciens compagnons, j'espérais que chacun allait nourrir de sa curiosité l'envie de surmonter les petites peurs de dépaysement de l'autre, qu'on verrait la même chose, en une sorte de cercle vertueux, de compagnonnage renforcé par l'inconnu.

Triste erreur.

J'ai souvenir du père de Cro-Mi, à Londres, on avait un appareil photo numérique du début de ces temps nouveaux en photographie, il effaçait mes photos pour prendre les siennes, la mémoire du bouzin étant trop étriquée pour en contenir plus d'une cinquantaine. Sentiment d'agression total. Il a d'ailleurs (toujours) une spécialité de se (faire) prendre en photo devant les points d'intérêt de son voyage, histoire de bien montrer qu'il y était. Autant vous dire que ce détail photographique était une preuve en image du gouffre qui nous séparait.

Le père de Lomalarchovitch a du mal avec les changements d'environnement et se transforme, quand déplacé à l'étranger, en enfant timide qu'il faut entraîner, pas par mauvaise volonté, notez bien, mais il est difficile de s'intéresser à ce qui s'offre à nous quand on a une tribu à remorquer, plus ou moins morose, plus ou moins intéressée, plus ou moins blasée, plus ou moins heureuse d'être là.

Aucun des deux n'a montré le moindre signe d'intérêt pour les gens, là où nous étions, leurs étranges coutumes, leurs façons de vivre. Et le bout de moi aventurier s'est doucement fait asphyxier, pendant que le morceau un peu inhibé par tant de nouveauté se renforçait de ce que leurs manières d'être rendait, chez moi, inapte à profiter vraiment. J'ai détesté voyager avec eux.

Ne pas prendre l'avion est presque plus un héritage de cette répulsion à partir avec eux, alourdie par ces expériences, qu'une démarche écologique (lapidez-moi, rien à foutre).

Pendant quelques jours, ces derniers temps, je me suis fustigée sur mes choix de vie, paresseux et dilettantes. En fait non, tout est la faute de Daniel Michon.Un couple d'amoureux assis sur un pont et vus d'un bateau sur le canal, à Bruges.