mercredi 3 décembre 2025

La vieille dame me salue

Il y a souvent, au café qui me nargue chaque jour de bureau parisien à la sortie du métro, une dame âgée, assise seule.

J'avoue la guetter du coin de l'œil, l'envie me travaille de l'attraper en photo par la fenêtre.

Hier matin je sortais du métro et mon appareil de mon sac, commençais à chercher mon bon réglage, et puis, levage de nez, me voici à la regarder me regarder, elle, un sourire éclatant aux lèvres.

Je lui ai souri en retour, elle m'a fait un grand "bonjour" de la main.

Voilà pour ma discrétion légendaire, on dirait que, si j'ai repéré ses habitudes, elle a repéré mon manège.

J'ai failli lui demander, par geste, moi dans la rue, elle dans le café, si je pouvais la prendre en photo. J'ai hésité un quart de seconde, mon envie initiale était de la prendre naturelle, et puis je n'étais pas prête pour cette conversation muette, même si très amicale. Alors je suis partie et j'ai fait d'autres photos.

Depuis, j'y pense et je me dis que ça serait chouette, d'avoir son regard vers moi, aussi, ce moment de connivence matinale. Pas l'idée initiale mais quelle idée n'évolue pas ?

Demain. Peut-être.

La façade du bar "Demain Peut-être" un tout autre jour qu'hier.

mercredi 12 novembre 2025

Le novembre de mes 14 ans

C'était le novembre de mes 14 ans.

Jusque-là j'avais vécu une enfance heureuse entourée d'adultes aimants. Pas de trauma générationnel, pas de vrais soucis qui me soient parvenus. Ok, un petit frère un peu chiant, mais tout allait bien, je n'avais jamais pensé que ça ne puisse plus exister de cette façon.

Ce jour-là je sortais du lycée, la voiture de ma mère était garée devant[1].

Ravie de l'aubaine et d'esquiver deux bus et une bonne marche entre les deux, je lui demande si on peut raccompagner une copine. Elle me répond non. Un truc assez inhabituel chez ma mère.

J'ai dû insister un peu comme une reloue de 14 ans, bouder aussi, monter en voiture.

Et là le ciel m'est tombé sur la tête.

Mon papy était mort.

Mon papy, c'était le père de mon père. L'une de mes personnes préférées au monde entier.

Il faut dire, mon papy, il avait grandi sans père, à la dure, élevé par une enseignante et militante syndicale. Ses enfants, mon père, mon oncle, ma tante, ont passé de copieux moments à m'expliquer à quel point il n'était pas comme ça avec eux, comme père. Mais pour moi, c'était le père Noël, celui avec qui j'allais au marché à Donzy et qui m'offrait un chocolat chaud au bistrot pour prolonger le moment[2]. Qui m'a appris à cirer mes chaussures, choisir le fromage, trouver des champignons et mon chemin en forêt.

Il a passé des centaines d'heures allongé par terre, pour se mettre à ma courte hauteur, à écouter des histoires ou des chansons qui devaient lui paraître insupportables sur mon mange-disque, à discuter, à inventer le monde.

Il a créé pour moi une bulle d'enfance qu'il n'a jamais eue et je suis infoutue de gratter les pieds des champignons avec mon Opinel sans verser une larme à sa santé, plus de 35 ans après.

Même les odeurs de sa pipe froide et de ses chiens crados me manquent, c'est dire.

Alors voilà, à 14 ans, j'ai appris en quelques secondes, sur le siège avant d'une Clio rouge, que la vie pouvais s'arrêter, brutalement, sans sommation[3].

Que ceux qu'on préfère parmi tous les autres pouvaient soudain ne plus exister.

C'est un sujet sur lequel je suis priée de ne pas trop m'exprimer en famille, vite rabrouée d'un « c’est la vie » (my point, exactly).

C'est aussi un moment clé de ma vie.

La perte. La fin de l'insouciance.

Mon papy allongé par terre, moi vers 4 ans, assise sur un ballon, couettes insolentes. La vie parfaite existait alors.

Notes

[1] Quelle vie aventureuse on menait, ma mère venait me chercher, ça n'était pas prévu, et je la voyais ! Sans téléphone portable ! Sans email ! Comme quoi on se débrouillait un peu avec notre vision de loin et notre odorat, du temps de la préhistoire !

[2] Le bistrot qu'on voit dans le film d'Ozon, « Quand vient l'automne »

[3] Pas tout à fait aux yeux des adultes, il se savait malade, l'a annoncé le plus tardivement possible, mes parents nous ont beaucoup "protégés" de ça, je n'ai même pas eu le droit de venir à l'enterrement, bref. Une toute petite sommation.

lundi 10 novembre 2025

Drama very old queen

Il n'y a rien de plus dramatique et de plus mauvaise foi qu'une très vieille dame qui se fait piquer à tricher.

Le plus souvent, c'est dans les files d'attente qu'on les repère.

Ma dernière, il aurait été compliqué de lui échapper. Dans mon ciné fréquemment visité, le hall où l'on attend qu'une des cinq salles se libère est tout petit. On y boit un café, feuillète un livre [1], on papote. En l'occurrence, je faisais placidement la queue avant de descendre vers la fameuse salle 5, en écoutant un homme parler (très fort) à sa femme. Il se plaignait que pour une ville de 55 000 habitants, leur cinéma ne propose que des âneries, alors évidemment que ça ne serait jamais rentable, alors même qu'il aurait maintenant le temps d'y aller plus. Je souriais à la dame devant qui écoutait elle aussi, nous résistions l'une et l'autre à lui dire que les âneries en question faisaient probablement plus d'audience que le film que nous nous apprêtions à aller voir. J'ajoute pour vous que sa ville est située sur la ligne de RER E qui lui permet d'arriver pile en face du cinéma où nous nous trouvions, la situation est donc grave, mais pas désespérée.

Et là, paf (le chien), une dame d'âge antique s'installe... contre moi. Elle me tourne le dos aux trois quarts, mais elle est bien contre moi, zéro espace disponible entre elle et moi. Je ne bouge pas. Naïvement, je me dis qu'elle a peut-être des problèmes de euh... contact ? Ou qu'elle a reculé sans me voir ?

Quelques dizaines de secondes plus tard, il faut s'en remettre à l'évidence : c'est sa stratégie d'éviction (de MON éviction) pour griller la queue formée derrière.

Je lui demande alors, précédée de mon plus grand sourire, si elle souhaite que je me décale pour qu'elle puisse prendre ses aises. Foudroyée, je serais, si un regard pouvait tuer. Quelle insinuation perfide n'avais-je pas faite ? (Il faut dire que j'étais vêtue comme une loubarde de mon perfecto, ce qui est une sorte de déclaration de guerre à l'antique bourgeoise du 9e. Surtout quand on se retient de marcher sur ses doigts de pieds avec ses Doc. Bref).

Quoi qu'il en soit je réitère ma proposition en disant que je serais ravie de lui céder ma place dans la queue, mais que comme tout humain, j'ai besoin d'un peu d'espace, donc, si vraiment, tel était son besoin, qu'elle n'hésite pas à me le dire.

Or, la chipie de tout âge ne peut accepter aussi facilement s'être fait prendre en flagrant délit de triche.

Elle se retourne donc vers son mari, vitupère, toujours collée à moi. Mais vraiment collée. Et, disons-le tout net, j'ai eu des retours plutôt agréables tout au long de ma vie sur le confort à être collé à moi, mais quand même, il s'agissait d'une proximité mutuellement consentie, contrairement à cette file d'attente. Mais hey, faisons contre fortune bon cœur et toutes les variations possibles sur le sujet, armée de mon entêtement légendaire et d'un agacement grandissant, je ne bouge pas d'un poil et me serre contre elle comme elle se serre contre moi, ou à peu près.

Et la vieille d'en remettre une couche, quand une dame lui demande pour quel(s) film(s) on fait la queue. "Ah, en voilà une qui me parle gentiment, ça change !" dit-elle à son mari. Je la regarde de toute ma hauteur (pas considérable du tout, mais plus haute que la sienne) et lui dis qu'elle est tout de même un peu gonflée, qu'elle s'est collé à moi il y a déjà dix minutes et que j'aurais été ravie de lui céder ma place si elle avait eu la politesse de me la demander.

Étouffement d'indignation. Enfin la file avance et d'une révérence bien basse je la laisse passer devant moi, avec un "age before beauty" qui a fait éclater de rire une bonne partie de nos voisins.

Je pense que son entourage n'a pas fini d'entendre parler de la punk à chien qui lui a cherché des noises au cinéma.

Ayant constaté la vivacité de sa mauvaise foi et qu'elle a filé comme le vent à la fin du film, je ne vais pas, pour ma part, moisir dans la culpabilité d'avoir tenu tête à une vieille dame sans défense (elle avait bien un mari mais le pauvre avait l'air plus emmerdé qu'autre chose).

Moi qui me prépare de longue date à être une vieille dame indigne, je me demande si, quand même, un jour, j'arriverai à ce stade de culot.

Le cinéma "Les 5 Caumartin" mais pas le jour du drame.

Note

[1] un apporté, un emporté, je ne vous cache pas que les dépôts sont de qualité contestable.

vendredi 5 septembre 2025

La veuve Hô de mon immeuble

Avant-propos : si vous ne connaissez pas la veuve Hô, il vous faut vous jeter de toute urgence sur La Fée Carabine de Daniel Pennac. Sauf si vous n'avez pas lu Au bonheur des ogres du même, auquel cas, tant qu'à faire, lisez le avant.

J'ai ma propre veuve Hô, quelques étages sous le mien.

C'est une minuscule et maigre très vieille vietnamienne. Elle m'arrive à peine au menton et je pourrais la soulever dans mes bras sans aucun problème, elle ne pèse que le poids de l'air accroché un instant à ses vieux os, plus quelques vêtements.

Elle est arrivée en France au bras de son époux, Monsieur M., ancien de la marine, comme un trophée amoureux rapporté de pays lointains. Pas en même temps, d'ailleurs, je ne me souviens plus combien de temps ni comment, mais il ne l'a évidemment pas ramenée sur un navire de guerre plein de jeunes militaires à bérets et pompons en pleine guerre d'Indochine.

Monsieur M, une fois retraité de la marine, est devenu maître-nageur, pas très loin de chez nous. Pas très loin comme dans : à deux stations de Transilien (qui ne s'appelait pas du tout Transilien à l'époque).

Monsieur M, quand je l'ai rencontré, en m'installant dans cet immeuble, était déjà un retraité, septuagénaire à la crinière dense, immaculée, l'œil bleu azur aux aguets et le bavardage interminable, comme caractéristiques les plus évidentes. Il se trouve qu'il était aussi peut-être bien un peu raciste par-dessus les bords. J'avoue avoir parfois sacrifié à la politesse la terrible réalité de la vie de mère pour l'esquiver d'un "je suis pressée, une prochaine fois".

On le voyait souvent seul, parfois avec son épouse, dont l'épais accent vietnamien ne s'était pas dissout avec les années.

Il y a quelques semaines Monsieur M est mort. Soudainement, comme on peut mourir parce qu'on a 92 ou 93 ans et que même si tout n'allait pas si mal jusque là, voilà, la machine cesse de fonctionner pour toujours.

J'ai croisé la veuve Hô peu après et j'ai découvert qu'elle était tout aussi bavarde que son défunt époux, quand elle en avait l'espace.

Elle m'a raconté que la nuit qui a suivi sa mort elle a dormi avec lui, en le tenant dans ses bras.

Qu'elle avait beaucoup pleuré quand les pompes funèbres étaient venues chercher son corps. Qu'elle était perdue parce qu'il faisait tout pour elle, comme une interface entre elle et le monde (c'est moi qui l'ajoute). Que oui, les enfants... aident (d'aimables septuagénaires, déjà, le temps passe si vite).

Et justement, les enfants. Figurez vous qu'il serait venu aux oreilles du notaire que Monsieur M avait, peut-être, parmi les habituées de "sa" piscine pendant les années où il y travaillait, peut-être quelques favorites. Et peut-être également quelques enfants illégitimes, une recherche de descendance était en cours.

Elle a pleuré, au milieu de son récit en sabir franco-vietnamien (heureusement, j'ai l'oreille entraînée), son immense chagrin m'a fait monter les larmes aux yeux. Alors j'ai serré la veuve Hô contre mon cœur, en faisant très attention de ne pas briser sa fragilité en mille morceaux, en lui disant qu'on était quelques étages plus haut, si besoin.

Jusque là, tout ce dont elle a besoin, c'est d'un peu de bavardage quand on se croise dans le quartier. Elle a l'air mieux, moins prête à se laisser glisser que quand je lui ai parlé. Je n'ai pas osé lui demander ce qu'elle avait découvert des supposées turpitudes de feu son époux. Elle s'en fout, la veuve Hô, elle l'aime autant après qu'avant les révélations. Autant après sa mort qu'avant.

Mon sourcil féministe se fronce à mille et un red flags, évidemment, sur l'autonomie des femmes, leur éducation, sur les mecs que certaines ont subi toute leur vie faute de connaître une autre vie. Mais son amour encore plus grand que la distance qui la sépare de ses racines m'émeut. On ne se refait pas.

Une série de livres sur une de mes étagères, dont la saga Malaussène de Daniel Pennac.

lundi 30 septembre 2024

Dézoome

Bousculade du type qui me marche dessus pour choisir ses brocolis. Bousculade du gamin qui a besoin d'écarter les coudes pour jouer dans le métro pourtant pas bondé. Agacement. Dézoome, calme-toi, meuf. C'est juste des gens qui voient droit devant, qui écoutent leur besoin et oublient l'existence de l'autre. Pas des méchants, juste centrés sur leur présent à eux.

Dézoome ? Ah ben pas tellement mieux à l'échelle de la politique, de l'humanité. Crise du moment ? Non, je suppose que le monde humain a toujours été comme ça. Guidé par ceux qui veulent plus, qui veulent tout. Combien de civilisations détruites, pillées, oubliées, depuis le début ? Combien de fois le profit d'une petite poignée au détriment du collectif ?

Parlons-en, d'ailleurs, du collectif. On est seuls, du début à la fin, ou presque. Que deviennent ceux qui militent pour le bien-être commun quand il va s'agir du collectif au détriment de leur individualité ? Combien, finalement, pour accepter de laisser un bout de leurs besoins à eux pour la stabilité du groupe ? Tellement peu.

Tellement peu de gens pour faire gaffe aux autres, un peu. Tellement peu qui se servent de la connaissance d'eux pour mieux écouter l'autre et construire des façons de vivre qui iraient bien aux uns et aux autres.

Surtout, tellement peu pour se souvenir de la vanité de tout ça. Notre passage si court sur cette terre ; la fin imminente à peine avons-nous vu le jour.

Rien n'a de sens, absolument rien que l'amour qu'on donne, si on a de la chance, celui qu'on reçoit. La joie d'être observateur de la beauté du monde, une fois de temps en temps. Les moments d'élévation liés à l'art, les quelques fois où on se sent lié à quelqu'un(e), rien qui ne laissera de trace... Tellement peu de temps pour en profiter. Les hurlements du monde qui nous en détournent.

Nous sommes si mortels.

"Le problème, Huck, c'est que t'as jamais grandi, toi. Tu vis toujours dans cette sorte de rêve d'un monde qu'existe pas."[1]

Call me Huck.

Note

[1] Dans "Huck Finn et Tom Sawyer à la conquête de l'ouest" de Robert Coover