Avant-propos : si vous ne connaissez pas la veuve Hô, il vous faut vous jeter de toute urgence sur La Fée Carabine de Daniel Pennac. Sauf si vous n'avez pas lu Au bonheur des ogres du même, auquel cas, tant qu'à faire, lisez le avant.
J'ai ma propre veuve Hô, quelques étages sous le mien.
C'est une minuscule et maigre très vieille vietnamienne. Elle m'arrive à peine au menton et je pourrais la soulever dans mes bras sans aucun problème, elle ne pèse que le poids de l'air accroché un instant à ses vieux os, plus quelques vêtements.
Elle est arrivée en France au bras de son époux, Monsieur M., ancien de la marine, comme un trophée amoureux rapporté de pays lointains. Pas en même temps, d'ailleurs, je ne me souviens plus combien de temps ni comment, mais il ne l'a évidemment pas ramenée sur un navire de guerre plein de jeunes militaires à bérets et pompons en pleine guerre d'Indochine.
Monsieur M, une fois retraité de la marine, est devenu maître-nageur, pas très loin de chez nous. Pas très loin comme dans : à deux stations de Transilien (qui ne s'appelait pas du tout Transilien à l'époque).
Monsieur M, quand je l'ai rencontré, en m'installant dans cet immeuble, était déjà un retraité, septuagénaire à la crinière dense, immaculée, l'œil bleu azur aux aguets et le bavardage interminable, comme caractéristiques les plus évidentes. Il se trouve qu'il était aussi peut-être bien un peu raciste par-dessus les bords. J'avoue avoir parfois sacrifié à la politesse la terrible réalité de la vie de mère pour l'esquiver d'un "je suis pressée, une prochaine fois".
On le voyait souvent seul, parfois avec son épouse, dont l'épais accent vietnamien ne s'était pas dissout avec les années.
Il y a quelques semaines Monsieur M est mort. Soudainement, comme on peut mourir parce qu'on a 92 ou 93 ans et que même si tout n'allait pas si mal jusque là, voilà, la machine cesse de fonctionner pour toujours.
J'ai croisé la veuve Hô peu après et j'ai découvert qu'elle était tout aussi bavarde que son défunt époux, quand elle en avait l'espace.
Elle m'a raconté que la nuit qui a suivi sa mort elle a dormi avec lui, en le tenant dans ses bras.
Qu'elle avait beaucoup pleuré quand les pompes funèbres étaient venues chercher son corps. Qu'elle était perdue parce qu'il faisait tout pour elle, comme une interface entre elle et le monde (c'est moi qui l'ajoute). Que oui, les enfants... aident (d'aimables septuagénaires, déjà, le temps passe si vite).
Et justement, les enfants. Figurez vous qu'il serait venu aux oreilles du notaire que Monsieur M avait, peut-être, parmi les habituées de "sa" piscine pendant les années où il y travaillait, peut-être quelques favorites. Et peut-être également quelques enfants illégitimes, une recherche de descendance était en cours.
Elle a pleuré, au milieu de son récit en sabir franco-vietnamien (heureusement, j'ai l'oreille entraînée), son immense chagrin m'a fait monter les larmes aux yeux. Alors j'ai serré la veuve Hô contre mon cœur, en faisant très attention de ne pas briser sa fragilité en mille morceaux, en lui disant qu'on était quelques étages plus haut, si besoin.
Jusque là, tout ce dont elle a besoin, c'est d'un peu de bavardage quand on se croise dans le quartier. Elle a l'air mieux, moins prête à se laisser glisser que quand je lui ai parlé. Je n'ai pas osé lui demander ce qu'elle avait découvert des supposées turpitudes de feu son époux. Elle s'en fout, la veuve Hô, elle l'aime autant après qu'avant les révélations. Autant après sa mort qu'avant.
Mon sourcil féministe se fronce à mille et un red flags, évidemment, sur l'autonomie des femmes, leur éducation, sur les mecs que certaines ont subi toute leur vie faute de connaître une autre vie. Mais son amour encore plus grand que la distance qui la sépare de ses racines m'émeut. On ne se refait pas.