Il n'y a rien de plus dramatique et de plus mauvaise foi qu'une très vieille dame qui se fait piquer à tricher.

Le plus souvent, c'est dans les files d'attente qu'on les repère.

Ma dernière, il aurait été compliqué de lui échapper. Dans mon ciné fréquemment visité, le hall où l'on attend qu'une des cinq salles se libère est tout petit. On y boit un café, feuillète un livre [1], on papote. En l'occurrence, je faisais placidement la queue avant de descendre vers la fameuse salle 5, en écoutant un homme parler (très fort) à sa femme. Il se plaignait que pour une ville de 55 000 habitants, leur cinéma ne propose que des âneries, alors évidemment que ça ne serait jamais rentable, alors même qu'il aurait maintenant le temps d'y aller plus. Je souriais à la dame devant qui écoutait elle aussi, nous résistions l'une et l'autre à lui dire que les âneries en question faisaient probablement plus d'audience que le film que nous nous apprêtions à aller voir. J'ajoute pour vous que sa ville est située sur la ligne de RER E qui lui permet d'arriver pile en face du cinéma où nous nous trouvions, la situation est donc grave, mais pas désespérée.

Et là, paf (le chien), une dame d'âge antique s'installe... contre moi. Elle me tourne le dos aux trois quarts, mais elle est bien contre moi, zéro espace disponible entre elle et moi. Je ne bouge pas. Naïvement, je me dis qu'elle a peut-être des problèmes de euh... contact ? Ou qu'elle a reculé sans me voir ?

Quelques dizaines de secondes plus tard, il faut s'en remettre à l'évidence : c'est sa stratégie d'éviction (de MON éviction) pour griller la queue formée derrière.

Je lui demande alors, précédée de mon plus grand sourire, si elle souhaite que je me décale pour qu'elle puisse prendre ses aises. Foudroyée, je serais, si un regard pouvait tuer. Quelle insinuation perfide n'avais-je pas faite ? (Il faut dire que j'étais vêtue comme une loubarde de mon perfecto, ce qui est une sorte de déclaration de guerre à l'antique bourgeoise du 9e. Surtout quand on se retient de marcher sur ses doigts de pieds avec ses Doc. Bref).

Quoi qu'il en soit je réitère ma proposition en disant que je serais ravie de lui céder ma place dans la queue, mais que comme tout humain, j'ai besoin d'un peu d'espace, donc, si vraiment, tel était son besoin, qu'elle n'hésite pas à me le dire.

Or, la chipie de tout âge ne peut accepter aussi facilement s'être fait prendre en flagrant délit de triche.

Elle se retourne donc vers son mari, vitupère, toujours collée à moi. Mais vraiment collée. Et, disons-le tout net, j'ai eu des retours plutôt agréables tout au long de ma vie sur le confort à être collé à moi, mais quand même, il s'agissait d'une proximité mutuellement consentie, contrairement à cette file d'attente. Mais hey, faisons contre fortune bon cœur et toutes les variations possibles sur le sujet, armée de mon entêtement légendaire et d'un agacement grandissant, je ne bouge pas d'un poil et me serre contre elle comme elle se serre contre moi, ou à peu près.

Et la vieille d'en remettre une couche, quand une dame lui demande pour quel(s) film(s) on fait la queue. "Ah, en voilà une qui me parle gentiment, ça change !" dit-elle à son mari. Je la regarde de toute ma hauteur (pas considérable du tout, mais plus haute que la sienne) et lui dis qu'elle est tout de même un peu gonflée, qu'elle s'est collé à moi il y a déjà dix minutes et que j'aurais été ravie de lui céder ma place si elle avait eu la politesse de me la demander.

Étouffement d'indignation. Enfin la file avance et d'une révérence bien basse je la laisse passer devant moi, avec un "age before beauty" qui a fait éclater de rire une bonne partie de nos voisins.

Je pense que son entourage n'a pas fini d'entendre parler de la punk à chien qui lui a cherché des noises au cinéma.

Ayant constaté la vivacité de sa mauvaise foi et qu'elle a filé comme le vent à la fin du film, je ne vais pas, pour ma part, moisir dans la culpabilité d'avoir tenu tête à une vieille dame sans défense (elle avait bien un mari mais le pauvre avait l'air plus emmerdé qu'autre chose).

Moi qui me prépare de longue date à être une vieille dame indigne, je me demande si, quand même, un jour, j'arriverai à ce stade de culot.

Le cinéma "Les 5 Caumartin" mais pas le jour du drame.

Note

[1] un apporté, un emporté, je ne vous cache pas que les dépôts sont de qualité contestable.

Commentaires

1. Le lundi 10 novembre 2025, 10:11 par Franck

Han je crois que dans ce cas là j'aurai usé d'une physique disons plus … élémentaire, dans le sens d'une rapide poussée contraire — mais je triche avec ma taille et mon presque quintal ;-)

Bravo pour le « age before beauty », je rêve d'avoir de la répartie comme ça, un jour !

2. Le lundi 10 novembre 2025, 10:39 par Sacrip'Anne

Franck c'est ton côté taiseux. Mais parfois la répartie est une arme qui se retourne en regrets, alors bon. Taiseux, c'est pratique aussi, parfois !

3. Le lundi 10 novembre 2025, 10:56 par Anna

Quand je t'imagine en vieille dame indigne, c'est plutôt du genre à briser “ce qu'on imagine des vieilles” qu'à piquer des places dans les queues.

4. Le lundi 10 novembre 2025, 11:00 par Orpheus

Le « age before beauty » est par-fait !
À une momie qui me collait un jour comme ça dans une boulangerie après avoir joué des coudes pour passer la porte avant moi, j’avais dit « plus collé, on risquerait l’insémination ! Mais bon, je présume qu’il n’y a plus grand risque de ce côté là… ». Et j’ai pris un coup de parapluie… 🤭

5. Le lundi 10 novembre 2025, 11:05 par Louisianne

Hihi ! J'adore, en effet le pauvre mari doit avoir l'habitude de se taire !
Moi aussi j'aurais fait en sorte de la pousser derrière, d'un coup de hanche ou de fesses, mais là je comprends qu'elle soit partie en courant à la fin du film !

6. Le lundi 10 novembre 2025, 12:07 par Sacrip'Anne

Anna c'est plus mon idée mais qui sait de quoi demain sera fait ?

Orpheus mais la violence du troisième âge !!!!

Louisianne je ne pense pas que la situation demandait un recours à la force brute qui me caractérise !

7. Le lundi 10 novembre 2025, 19:16 par Petit louis

Je vais me resservir du 'âge before beauty' trop bien.
Sinon les petits vieux, dont je fais partie, sont des boomers exécrables. Il est bon de les recadrer surtout dans les files d'attentes. Ils sont pressés , de mourir ... A priori. 😆

8. Le lundi 10 novembre 2025, 19:56 par Sacrip'Anne

Petit Louis elle était très visiblement ante boomer !

9. Le lundi 10 novembre 2025, 21:27 par Tomek

J'ai aucune répartie, mais je pense que je n'aurais pas laissé passer non plus, et comme j'ai beaucoup de mal à ce qu'on m'approche de près si je ne connais pas, je serais très vite passé en mode triple gronk (fidèle à ma réputation) : "Ne vous gênez surtout pas pour moi" en la repoussant, avec un regard de tueur.

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