Ceux qui me connaissent bien savent que je suis le fruit de mes parents et de leur éducation, mais aussi, en très grande partie, d'histoires, de livres, de films. De musique aussi. Les livres construisent des treillis auxquels s'attachent les branches de nos vies et en ce qui concerne, ça a commencé très tôt.
C'est ainsi que la raison pour laquelle je n'ai jamais mis les pieds à Venise, malgré une envie qui doit avoir plus de 40 ans, c'est l'absence dans ma vie de Daniel Michon. Ou plutôt de mon Daniel Michon. Pas la peine de retourner les réseaux sociaux pour savoir qui est ce mystérieux type qui me fait défaut ; il n'est fait que de mots. Ceux qui savent savent.
Et oui, bien sûr, je pourrais dire que je n'ai pas eu l'occasion, pas de sous au bon moment, que la ville s'enfonce et que c'est une démarche écologique et de préservation, n'importe quelle raison rationnelle que vous pourrez trouver, moi, je le sais, au fond de mon coeur, la seule raison qui tienne c'est l'absence d'un mec qui n'existe même pas (ni en vrai, ni déclaré comme tel dans ma vie).
Alors, peut-être que je finirai par céder à l'envie, à un moment où ma conjoncture économique sera plus favorable. Seule avec mes mille mots d'italien, avec une ou un ami, mes enfants, que sais-je. Mais pour le moment, ce cap n'est pas passé.
Ce que j'aime, dans l'idée du voyage, c'est ce lâcher-prise à la fois terrifiant et excitant de se retrouver à un endroit où on est plus tout à fait soi, faute de repères familiers. On ne comprend plus rien parce que la langue est étrangère, ou moins bien que dans sa langue maternelle telle qu'on la pratique. Les codes, les gens, les habitudes sont différents ; on se retrouve dans une sorte de shaker géant qui nous force à tout considérer d'un oeil neuf, obligé de travailler dur pour tenter de comprendre l'essence de l'endroit où on est et des gens qui le peuplent. Des situations nouvelles naissent des idées, des envies, des inspirations nouvelles.
J'ai appris à mon corps défendant que cette façon de voir les choses n'était pas universelle. Les quelques fois où on est partis en voyage, avec mes anciens compagnons, j'espérais que chacun allait nourrir de sa curiosité l'envie de surmonter les petites peurs de dépaysement de l'autre, qu'on verrait la même chose, en une sorte de cercle vertueux, de compagnonnage renforcé par l'inconnu.
Triste erreur.
J'ai souvenir du père de Cro-Mi, à Londres, on avait un appareil photo numérique du début de ces temps nouveaux en photographie, il effaçait mes photos pour prendre les siennes, la mémoire du bouzin étant trop étriquée pour en contenir plus d'une cinquantaine. Sentiment d'agression total. Il a d'ailleurs (toujours) une spécialité de se (faire) prendre en photo devant les points d'intérêt de son voyage, histoire de bien montrer qu'il y était. Autant vous dire que ce détail photographique était une preuve en image du gouffre qui nous séparait.
Le père de Lomalarchovitch a du mal avec les changements d'environnement et se transforme, quand déplacé à l'étranger, en enfant timide qu'il faut entraîner, pas par mauvaise volonté, notez bien, mais il est difficile de s'intéresser à ce qui s'offre à nous quand on a une tribu à remorquer, plus ou moins morose, plus ou moins intéressée, plus ou moins blasée, plus ou moins heureuse d'être là.
Aucun des deux n'a montré le moindre signe d'intérêt pour les gens, là où nous étions, leurs étranges coutumes, leurs façons de vivre. Et le bout de moi aventurier s'est doucement fait asphyxier, pendant que le morceau un peu inhibé par tant de nouveauté se renforçait de ce que leurs manières d'être rendait, chez moi, inapte à profiter vraiment. J'ai détesté voyager avec eux.
Ne pas prendre l'avion est presque plus un héritage de cette répulsion à partir avec eux, alourdie par ces expériences, qu'une démarche écologique (lapidez-moi, rien à foutre).
Pendant quelques jours, ces derniers temps, je me suis fustigée sur mes choix de vie, paresseux et dilettantes. En fait non, tout est la faute de Daniel Michon.