Sacrip'Anne

« Oui, je sais très bien, depuis longtemps, que j’ai un cœur déraisonnable, mais, de le savoir, ça ne m’arrête pas du tout. » (Colette)

vendredi 19 septembre 2025

The long blue dress

Il y a quelques jours, je m'élançais hors de chez moi ravie de la journée qui commençait : j'avais un déjeuner programmé avec il mio fratello Orpheus.

Sauf que le bus s'annonçait au bout de la rue et que la première chose que j'ai faite hors de chez moi, c'était d'empoigner ma robe bleue (forcément, quand on voit Orpheus, on s'habille en bleu) et de piquer un sprint[1] pour l'attraper au vol. Il ne sert presque à rien, ce bus, quelques arrêts pour aller au métro, mais le presque est d'importance. Et j'aime bien arriver dans Paris en métro, histoire de maudire un certain bar juste à la sortie, bref, c'est une toute autre histoire.

C'est donc en courant que je me suis rendu compte que la journée allait être plus compliquée que prévue, j'ai senti ma culotte irrésistiblement prise par l'envie de descendre le long de mes jambes. Non pas qu'un beau mec soit en vue immédiate, non, elle n'en est pas rendue à ce point. C'est juste la plus ancienne d'une série d'un modèle similaire dont l'élasticité s'est bonifiée avec l'âge et l'usage, disons.

J'ai donc empoigné, avec le plus de grâce et d'élégance possible (pas beaucoup, donc), la culotte à travers la robe.

Car. Détail important.

Cette robe a l'air parfaitement respectable vue de face. Elle est longue, elle est bleue, elle est jolie, en tout cas je la trouve jolie et j'aime être dedans.

Sauf que, la fieffée chipie, est beaucoup moins respectable de côté. Par souci d'économie de fil, probablement, le concepteur a imaginé des fentes à la place de coutures latérales, le malheureux. Des fentes qui remontent jusqu'à 10 bons centimètres au dessus du genou (enfin des miens, pour les autres, je ne sais pas). Donc, de face, bleu et élégance. De côté, de la jambe découverte dès que je marche.

Donc, pour les gens qui ne portent que des pantalons, pas du tout le genre de robe qu'on veut avoir quand on porte une culotte fugueuse.

Quoi qu'il en soit, malgré cette dose de stress supplémentaire, c'était quand même une sacrément bonne journée.Et contrairement à d’habitude, où je balance négligemment mes vêtements dans le panier à linge sale, j'ai pensé à... jeter la culotte. RIP, sous-vêtement un peu déluré parti trop tôt après de bons et loyaux services. On ne m'aura pas deux fois[2]!

(Je suis au courant qu'on ne devrait pas raconter des choses pareilles, encore moins à mon âge, mais je m'en fous, j'ai tellement ri que je m'en serais voulue de ne pas vous faire partager cette hilarité.)

Ici une statue du musée de l'Annonciade qui a résolu le problème en étant à poil (de dos, sur la photo)

Notes

[1] Enfin ce qui s'apparente à une accélération quand on est moi !

[2] On m'aura des dizaines de fois.

mardi 16 septembre 2025

À la recherche du point B

Le métier de porteur n'existe plus vraiment. A part peut-être les sherpas, bien sûr, mais ils sont, rapportés à la somme globale des porteurs d'autrefois, fort peu nombreux. Et tant mieux : si on trouve comment faire porter des charges lourdes par d'autres que des humains (et des animaux, tant qu'à faire), c'est toujours ça de pris. Enfin ça dépend à quel prix et ce qu'on entend déplacer mais ça n'est pas l'objet de ce billet.

Curieusement, le métier de livreur, lui, est en pleine explosion, rapport au commerce en ligne, notamment, mais a aussi changé de nature.

(Disclaimer, j'ai une immense compassion pour les livreurs et livreuses qui font un travail ingrat dans des conditions et cadences difficiles. C'est, globalement, un métier qu'on fait parce qu'on ne peut pas en faire un autre, moins fatigant, plus gratifiant. Et vraiment, je leur suis reconnaissante).

Avant, un livreur, de même qu'une livreuse, prenaient en charge un paquet à un point A pour l'emporter à un point B. On estimait leur travail accompli quand le colis était au point B, aux bons soins de son destinataire, et la messe était à peu près dite.

De nos jours, le rôle du livreur se rapproche plutôt du promeneur de chiens. Il prend bien en charge un colis et le promène, de son point de départ (A) aux alentours de son point de livraison (B). Attention, il y a un piège, on parle bien des alentours, pas du point B lui-même.

Une fois aux alentours, une nouvelle étape intervient, au cours de laquelle ils peuvent :

- décider que le point B n'existe que dans une réalité alternative et repartir promener votre colis, ailleurs.
- jouer. Indiquer que l'endroit était inaccessible, que vous n'étiez pas là, que si ce n'est lui, c'est donc son frère et autres prétextes plus ou moins heureux. Il "avise" et nous voilà en immersion dans l'enfer des emails automatisés qui racontent à peu près tout sauf ce qui s'est passé et comment vous allez récupérer votre colis.
- ne pas exister. Littéralement. Un transporteur néerlandais très connu a, par exemple, décrété que personne ne viendrait jamais dans mon quartier. L'expéditeur lui confie donc un colis qui arrive au centre de Saint-Ouen, y passe quelques jours sous des prétextes fallacieux tels que "contrôles de sécurité supplémentaires" (ça veut dire : même pas en rêve j'envoie mon camion chez toi) puis le retourne à l'expéditeur.
- vous demander de descendre chercher votre colis, quelle que soit sa taille, quel que soit son poids. J'en ai eu un la semaine dernière qui m'a livré dix kilos de croquettes et en me voyant sortir de l'ascenseur, m'a proposé de me le monter. Lol.
- le confier à un quidam plus ou moins de confiance. Puis assurer mordicus qu'il l'a remis en main propre. Juste : pas à vous.
- tenter de le faire rentrer dans votre boîte aux lettres. Quoi qu'il en coûte. Alors que vous l'attendez, porte ouverte et dignité couverte à la hâte, quelques étages plus haut.

C'est uniquement la conscience de la pression subie, de la précarisation de ce métier, aussi grande que sa pénibilité, qui m'empêche de demander un moratoire pour le renommer en "promeneur(se) de colis".

Un sac de cacao à l'usine de la chocolaterie Ethicable à Fleurance dans le Gers, si vous voulez tout savoir.

lundi 8 septembre 2025

Ce qu'on a, ce qu'on est

On parlait de la notion d'âge, l'autre jour, au bureau, et je lui disais : c'est difficile, au fond, de dire qu'on a tel âge, ça change tout le temps. Ma collègue m'a répondu, c'est vrai, on n'a pas un âge, on est âgé, à un instant T, d'un certain nombre de jours.

Donc on n'a pas 12, 25, 37, 50, 53, 62, 70... ans, on égrène les jours comme des grains de sablier, on emprunte une durée à la vie, sans savoir pour combien de temps.

De même qu'on a pas un mec, une meuf, des enfants. On vit dans l'intimité de quelqu'un(e), on met au monde des êtres dont on est responsable, un temps, mais qui sont à eux et à eux seuls.

La langue pose de drôles de partis pris sur notre façon de nous définir.

Alors voilà, j'ai passé 50 ans et une semaine depuis que je suis sortie du ventre de ma mère, j'ai mis au monde deux enfants inclassables et indispensables que je regarde grandir avec des sentiments variés, et parfois contradictoires. Mes pensées sont traversées de rêves, d'espoirs, d'assez peu de raison. J'habite ce moment de la vie où on sait que vieillir est un privilège, de santé suffisante, de passé suffisamment peu traumatique pour y avoir survécu, mais qu'on a basculé du côté du plus près de la fin que du début. Et que même si on espère encore un long bout de route, dans le meilleur état possible, la vie, c'est chaque instant qui passe.

(Et puis j'ai, depuis quelques semaines, un petit compagnon qui prend des photos et qui illustre mes billets, avec qui je m'entends jusqu'ici pas mal, on se découvre et on se domestique, c'est chouette.)

Mon petit Leica adoré.

La Défense, au loin, prise dans une lumière jaune un peu sale de pré automne, ce matin.

vendredi 5 septembre 2025

La veuve Hô de mon immeuble

Avant-propos : si vous ne connaissez pas la veuve Hô, il vous faut vous jeter de toute urgence sur La Fée Carabine de Daniel Pennac. Sauf si vous n'avez pas lu Au bonheur des ogres du même, auquel cas, tant qu'à faire, lisez le avant.

J'ai ma propre veuve Hô, quelques étages sous le mien.

C'est une minuscule et maigre très vieille vietnamienne. Elle m'arrive à peine au menton et je pourrais la soulever dans mes bras sans aucun problème, elle ne pèse que le poids de l'air accroché un instant à ses vieux os, plus quelques vêtements.

Elle est arrivée en France au bras de son époux, Monsieur M., ancien de la marine, comme un trophée amoureux rapporté de pays lointains. Pas en même temps, d'ailleurs, je ne me souviens plus combien de temps ni comment, mais il ne l'a évidemment pas ramenée sur un navire de guerre plein de jeunes militaires à bérets et pompons en pleine guerre d'Indochine.

Monsieur M, une fois retraité de la marine, est devenu maître-nageur, pas très loin de chez nous. Pas très loin comme dans : à deux stations de Transilien (qui ne s'appelait pas du tout Transilien à l'époque).

Monsieur M, quand je l'ai rencontré, en m'installant dans cet immeuble, était déjà un retraité, septuagénaire à la crinière dense, immaculée, l'œil bleu azur aux aguets et le bavardage interminable, comme caractéristiques les plus évidentes. Il se trouve qu'il était aussi peut-être bien un peu raciste par-dessus les bords. J'avoue avoir parfois sacrifié à la politesse la terrible réalité de la vie de mère pour l'esquiver d'un "je suis pressée, une prochaine fois".

On le voyait souvent seul, parfois avec son épouse, dont l'épais accent vietnamien ne s'était pas dissout avec les années.

Il y a quelques semaines Monsieur M est mort. Soudainement, comme on peut mourir parce qu'on a 92 ou 93 ans et que même si tout n'allait pas si mal jusque là, voilà, la machine cesse de fonctionner pour toujours.

J'ai croisé la veuve Hô peu après et j'ai découvert qu'elle était tout aussi bavarde que son défunt époux, quand elle en avait l'espace.

Elle m'a raconté que la nuit qui a suivi sa mort elle a dormi avec lui, en le tenant dans ses bras.

Qu'elle avait beaucoup pleuré quand les pompes funèbres étaient venues chercher son corps. Qu'elle était perdue parce qu'il faisait tout pour elle, comme une interface entre elle et le monde (c'est moi qui l'ajoute). Que oui, les enfants... aident (d'aimables septuagénaires, déjà, le temps passe si vite).

Et justement, les enfants. Figurez vous qu'il serait venu aux oreilles du notaire que Monsieur M avait, peut-être, parmi les habituées de "sa" piscine pendant les années où il y travaillait, peut-être quelques favorites. Et peut-être également quelques enfants illégitimes, une recherche de descendance était en cours.

Elle a pleuré, au milieu de son récit en sabir franco-vietnamien (heureusement, j'ai l'oreille entraînée), son immense chagrin m'a fait monter les larmes aux yeux. Alors j'ai serré la veuve Hô contre mon cœur, en faisant très attention de ne pas briser sa fragilité en mille morceaux, en lui disant qu'on était quelques étages plus haut, si besoin.

Jusque là, tout ce dont elle a besoin, c'est d'un peu de bavardage quand on se croise dans le quartier. Elle a l'air mieux, moins prête à se laisser glisser que quand je lui ai parlé. Je n'ai pas osé lui demander ce qu'elle avait découvert des supposées turpitudes de feu son époux. Elle s'en fout, la veuve Hô, elle l'aime autant après qu'avant les révélations. Autant après sa mort qu'avant.

Mon sourcil féministe se fronce à mille et un red flags, évidemment, sur l'autonomie des femmes, leur éducation, sur les mecs que certaines ont subi toute leur vie faute de connaître une autre vie. Mais son amour encore plus grand que la distance qui la sépare de ses racines m'émeut. On ne se refait pas.

Une série de livres sur une de mes étagères, dont la saga Malaussène de Daniel Pennac.