Sacrip'Anne

« Oui, je sais très bien, depuis longtemps, que j’ai un cœur déraisonnable, mais, de le savoir, ça ne m’arrête pas du tout. » (Colette)

mardi 13 mai 2025

Memory Lane

Dans mon entourage il y a des gens à mémoire supersonique. E. et S. sont capables de se souvenirs de faits lointains avec une acuité saisissante, B. restitue au mot près des phrases entendues il y a des mois. Alors moi, avec ma mémoire des détails plus ou moins utiles, des émotions et impressions, je me sens assez banale, en comparaison.

Mais quand même, et je l'en remercie, ma mémoire est une bonne alliée de mon existence. Elle vient de me ressortir de nulle part la date de l'anniversaire du mec qui était mon amoureux quand j'avais 16 ans, un peu moins de deux heures avant qu'il ne soit trop tard pour le lui souhaiter[1]. Hashtag la classe.

Je sais que je vais avoir horreur de pouvoir de moins en moins compter sur elle en vieillissant, de façon assez probable.

La mémoire c'est particulier, on croit, comme pour tout, que les autres font comme nous, nombrils de notre monde que nous sommes, que c'est assez universel mais il en est autant de formes que de personnes. Si on ajoute à ça une drôle de façon de réécrire nos souvenirs pour boucher des trous, masquer des traumas, faire de la logique artificielle... Il y a des souvenirs de la vie familiale partagés dont je suis bien incapable de vous dire si c'est mon père ou moi, ou aucun des deux, qui a la "bonne version" ; s'il existe une telle chose, évidemment.

Or donc, j'ai cru, longtemps, que la mémoire était ce qui servait à créer une histoire commune sur la base de souvenirs. Et à se rappeler les trucs importants.

J'ai passé ensuite un moment à assimiler l'idée que les souvenirs communs n'étaient donc pas forcément si communs que ça. Et va définir ce qui est important. C'était tellement important de me souvenir du numéro de téléphone de la maison, quand j'étais enfant, que je le connais encore par coeur, alors que je suis infoutue de mémoriser ceux, parfaitement actuels et potentiellement cruciaux, de mes enfants. On repassera.

Finalement, ces histoires de mémoire, ça m'a menée à un endroit assez inattendu. Imaginez un jour croiser le chemin de quelqu'un qui a une version extrêmement personnalisée de la mémoire. Pleine d'une infinité de choses fort utiles mais qui peine à retenir des informations récentes.

C'est déconcertant, un peu.

Et puis, ça pose des questions un peu absurdes. C'est toujours absurde, ce qui se noue dans nos têtes, quand on est confronté à un fonctionnement très différent du nôtre, surtout si aucune des deux parties en présence n'a le contrôle sur quoi que ce soit. Une fois qu'on établit que la personne en face se souvient quand même de qui vous êtes, il faut déconstruire aussi tout ce qui nous sert de repère, souvent. Ca oblige à un sévère face-à-face avec sa Bavarde.

Peut-être que ça n'est pas parce qu'on ne se souvient pas d'un truc évoqué au cours d'une conversation que c'est un manque d'intérêt. Peut-être qu'il y a des réponses qui ne viendront pas se coller en face des questions d'une façon attendue et conventionnelle. Peut-être que là n'est pas le plus important. Peut-être que c'est une autre façon de s'apprendre.

Peu à peu la Bavarde s'apaise, se tait, ou presque. Surtout quand on ajoute à la confiance une bonne dose de pragmatisme qui vous fait contourner les sujets à potentiel douloureux par une bonne vieille expression de besoin des familles. C'est étonnant, d'ailleurs, d'en arriver à dire simplement "moi, ce qui me va le mieux, c'est ça". Les nœuds qui se dénouent c'est vraiment un truc qui vaut la peine de vieillir, je vous le dis.

Et puis les gens qui n'ont pas de mémoire ont un avantage fantastique, on peut leur dire une connerie énorme, il suffit d'attendre le lendemain et pouf. Le truc a disparu. Magique. (Ne faites pas ça chez vous, c'était juste pour rire).

Des nœuds de lacets qui se dénouent. Enfin ils ne se dénouent plus depuis qu'Anna m'a appris ce matin l'existence du nœud de cordonnier, mais on s'en fout, c'est juste une métaphore.

Des nœuds de lacets qui se dénouent. Enfin ils ne se dénouent plus depuis qu'Anna m'a appris ce matin l'existence du nœud de cordonnier, mais on s'en fout, c'est juste une métaphore.

Note

[1] On s'est recroisés il y a relativement peu, sinon ça ferait 33 ans que je lui souhaite à la bonne date, rien d'anormal !

mardi 6 mai 2025

Sur le seuil

Hier soir, j'ai déposé le peut-être futur docteur N au milieu d'un champ d'avions.

Ou, plus clairement, on a pris la bagnole et affronté deux heures de bouchons pour arriver à son hôtel, proche de son lieu d'examen pour aujourd'hui et demain, à Villepinte (son parc des expos, rien d'autre, enfin pas qu'il m'ait été donné de découvrir).

C'est assez chouette dans une vie de parent d'enfant grandi de pouvoir se rendre utile.

Je m'explique, ce môme a bossé comme un damné depuis le mois de septembre, sur des sujets auxquels je ne comprends pas grand chose. Alors à part me laisser raconter ses cours pour l'aider à mémoriser et un appui logistique, je ne lui suis d'aucune aide ; il est désormais dans une tranche de vie où il est désormais seul face à son destin. Oui, je suis dramatique si je veux.

Alors quand le RER B est en grève et me donne l'occasion de faire un truc pour lui, je me précipite. Histoire de. C'est dur, l'impuissance.

Bref, on a écouté de la musique, il a laissé ruisseler une part de stress sur moi. Je l'ai accompagné jusque dans sa chambre, on a regardé quelques avions nous passer juste au-dessus.

Et puis je l'ai serré dans mes bras, lui ai dit que je l'aimais et l'ai laissé seul avec ses dernières révisions. Comme un grand qu'il est. Alors qu'on se souvient tous de ce moment où il n'était qu'un petit mammifère au creux de mon bras, avant-hier, à peine.

Son sens de l'organisation a largement dépassé le mien (qui n'est pourtant pas en toc).

Je suis époustouflée par sa maturité devant la charge de travail, son endurance, sa résolution. Moi, à 18 ans, j'étais très occupée à lire beaucoup de livres, écouter beaucoup de musique et essayer beaucoup de garçons. Et même maintenant... sans parler de cette fibre scientifique tout à fait inédite dans la famille.

Bref, cet enfant force mon admiration.

Alors je me rends utile comme je peux et surtout : je lui fais confiance. Il n'a tellement plus besoin de moi pour savoir quoi faire. Il me reste à l'aimer.

Edit du 7 mai : jour 1 globalement bien passé, jour 2 en démarrage, gros dodo en vue dans quelques heures.

vendredi 2 mai 2025

Des gens

Il fait, depuis quelques jours — et jusqu’à l’orage prévu dans quelques heures — un temps d’été à Paris.

Ajoutons à la météo un jour férié, et l’ambiance de la ville devient digne d’une station balnéaire. Les filles et les femmes portent des tenues plus joyeuses, plus virevoltantes ou plus courtes, la démarche légère de celles qui peuvent enfin offrir un peu de peau au soleil. Les garçons et hommes sont heureux de les contempler, car tout le monde — enfin, tout le monde qui en vaut la peine — le sait : c’est la joie des femmes qui les rend belles. (Sans parler des femmes qui contemplaient les femmes, les hommes qui s'enjaillaient à mater les hommes et tout ce que l'arc-en-ciel propose).

En tout cas, c’est une jolie façon de raconter cette atmosphère légère et détendue qui flottait sur la capitale hier.

Si seulement on arrivait à s’en souvenir le reste de l’année…

Paris et sa proche banlieue, peuplées de trop de gens, de trop de stress : on y est bousculés ou bousculants, maltraités ou maltraitants. Bref, on s’en prend plein la figure dès qu’on met le nez dehors. Et c’est bien compréhensible : chacun, chacune, protège un petit bout d’espace vital, court après le temps qui manque.

Impossible de faire taire le oumpf grognon et la pensée désagréable à l’égard de notre congénère, bien appuyé sur notre épaule dans le métro, ou pesant de tout son honnête poids sur nos orteils. Ou puant — du corps ou de l’âme.

Presque tous les jours, je laisse passer ces pensées peu aimables, et me contrains ensuite à formuler in petto : « Allez, il/elle fait comme il peut. »

Pas par angélisme, mais parce que si on commence à considérer que tous les autres sont l’ennemi, c’est mal barré.

Et puis l’éducation, les codes, ne sont pas si universels que ça. L’attention à l’autre varie d’un individu à l’autre. Les dernières décennies nous ont installés dans un individualisme féroce. C’est pénible pour tout le monde — et que celui ou celle qui est irréprochable en toutes circonstances me jette la première pierre. Pour un véridique et ultime connard, il y a une immense majorité de gens qui font ce qu’ils peuvent avec qui ils sont, et voilà. Curieusement, ça rend la vie plus simple de ne pas monter dans les tours à chaque micro-agression urbaine.

Et pour récompense, si on regarde attentivement, tous les jours, on voit des gens qui montent le niveau. Qui disent bonjour au chauffeur du bus, retiennent le coude d’une dame vacillante sous la force du freinage, aident à porter une valise, à soulever une poussette plus ou moins garnie. Alors c’est comme tout : on retient surtout ce qui va mal — ce retard épouvantable à cause d’un arrêt interminable dans une rame bondée entre deux stations, ce chauffard qui nous aurait écrasé plutôt que de ralentir… Mais je vous jure, il y en a plein, des chouettes gens, dans cette foule. C’est doux de les regarder. Et c’est pas mal d’essayer de les imiter, une fois de temps en temps.

Ça, et savourer les journées de grâce — comme hier. Voir une belle expo en bonne compagnie, partager Paris et sa banlieue avec des gens de bonne humeur, sourire au beau temps et à la lumière. Ce genre de journée où la principale préoccupation est de savoir si on se prend ou non un casse-croûte au caviar (non, je rigole).

Sans naïveté ni candeur, sans œillères, mais ouverts à l’idée que ce n’est pas toujours l’enfer. Loin de là.

lundi 28 avril 2025

La propriété, c'est le vol

Non, ceci n'est pas un billet anarchiste.

C'est pire.

Figurez vous que des choses traversent parfois mon cerveau, le matin au café, quand je contemple les toits de Paris.

Vue des toits du nord de Paris depuis celui de mon bureau.

Certains jours j'ai une vue d'ensemble, paysage urbain labellisé "admiré par le monde entier", des monuments en veux-tu, en voilà, le jeu des nuages ou de leur absence dans le ciel, aux bonnes heures des bonnes bonnes saisons, le lever du soleil.

D'autres matins, je fais le tour des appartements autour. Il y en a un dans lequel je me verrai bien vivre, grande verrière vers l'est, il doit y faire un peu chaud en été mais une petite terrasse, des plantes, de la lumière, c'est ma came. Pas dans mes prix, mais mon genre.

Parfois, ça me saisit, ce rapport au "chez soi". A perte de vue et à 360 degrés autour de moi, des appartements dans des immeubles. Des petits boîtes dans des grandes boîtes. On y met nos vies, nos papiers importants, nos enfants et animaux. On y vit, mange et dort, on y meurt parfois. Ce "chez nous" devient l'épicentre de notre existence, l'endroit où on revient. On y rêve, on s'y ressource, on s'y sent en sécurité. Nos tanières. Bien à l'abri de la nature dans laquelle nous serions bien peu à pouvoir survivre, comme ça, en un claquement de doigts.

Il arrive parfois qu'on s'y fasse cambrioler, que le feu ou l'eau s'emparent de ce qui nous est précieux et c'est, dit-on, un immense traumatisme. Le coeur de notre intimité ravagé, par malveillance ou pas de chance, ça se conçoit aisément.

Et pourtant, ils sont si fragiles, nos cubes, si vains face à la puissance de la terre et de ce qui s'y produit. J'ai vu un documentaire, un jour, qui disait qu'il faudrait, en cas de catastrophe, une centaine d'années à la nature pour reprendre ses droits, y compris sur le béton. Je ne sais pas quelle était la crédibilité de ce doc, je ne me souviens pas de grand chose. Mais bon, notre cube refuge, celui qui contient tout de nous, si fragile que ça ? On s'endette, parfois, pour revendiquer une propriété sur ce cube plein d'air et de nos objets préférés... on paye des décennies durant pour acheter quelque chose qui est à la fois totalement matériel, une porte contre les bêtes sauvages, un toit contre les intempéries, c'est tangible, et à la fois si absurde ; de l'air dans une boîte qui sera détruite un jour, qui ne portera même plus l'empreinte de notre présence. Le tout pouvant être réduit à rien en une poignée de secondes, de minutes, peut-être.

Oui, je sais. C'est comme la vie, finalement.

Mais quand même, cette absurdité à troquer argent contre droits d'occupation d'un volume d'air délimité par des murs périssables, il y a des jours où ça me retourne le cerveau.

Heureusement c'est fugace, le reste du temps, je me souviens qu'il faut remplir le frigo, passer l'aspirateur, faire l'état des lieux des enfants rentrés ou sortis, des conneries des chats, de l'arrosage des plantes, des machines à faire tourner et de l'électricité qu'il faudrait refaire, un jour, si j'étais riche. La déco aussi, tant qu'à être debout. Et puis, ma maison, c'est là que sont mes livres, alors abstraction ou pas...

dimanche 27 avril 2025

Carte postale

Il y avait du bleu, du gris, du jaune.

Il y avait du vent, de la pluie, du soleil, du sable, des galets, de l'eau salée à perte de vue.

Il y avait des copains à retrouver, d'autres à découvrir, des câlins à se faire, un enfant à remettre sur pied, puis à sécher, un gentil chien à la maison et un drôle de chien à la place, des gabians en masse.

Il y avait du bon dans les assiettes et dans les verres, des choses à apporter, d'autres à rapporter.

Il y avait des rires et des choses sérieuses.