Dans mon entourage il y a des gens à mémoire supersonique. E. et S. sont capables de se souvenirs de faits lointains avec une acuité saisissante, B. restitue au mot près des phrases entendues il y a des mois. Alors moi, avec ma mémoire des détails plus ou moins utiles, des émotions et impressions, je me sens assez banale, en comparaison.
Mais quand même, et je l'en remercie, ma mémoire est une bonne alliée de mon existence. Elle vient de me ressortir de nulle part la date de l'anniversaire du mec qui était mon amoureux quand j'avais 16 ans, un peu moins de deux heures avant qu'il ne soit trop tard pour le lui souhaiter[1]. Hashtag la classe.
Je sais que je vais avoir horreur de pouvoir de moins en moins compter sur elle en vieillissant, de façon assez probable.
La mémoire c'est particulier, on croit, comme pour tout, que les autres font comme nous, nombrils de notre monde que nous sommes, que c'est assez universel mais il en est autant de formes que de personnes. Si on ajoute à ça une drôle de façon de réécrire nos souvenirs pour boucher des trous, masquer des traumas, faire de la logique artificielle... Il y a des souvenirs de la vie familiale partagés dont je suis bien incapable de vous dire si c'est mon père ou moi, ou aucun des deux, qui a la "bonne version" ; s'il existe une telle chose, évidemment.
Or donc, j'ai cru, longtemps, que la mémoire était ce qui servait à créer une histoire commune sur la base de souvenirs. Et à se rappeler les trucs importants.
J'ai passé ensuite un moment à assimiler l'idée que les souvenirs communs n'étaient donc pas forcément si communs que ça. Et va définir ce qui est important. C'était tellement important de me souvenir du numéro de téléphone de la maison, quand j'étais enfant, que je le connais encore par coeur, alors que je suis infoutue de mémoriser ceux, parfaitement actuels et potentiellement cruciaux, de mes enfants. On repassera.
Finalement, ces histoires de mémoire, ça m'a menée à un endroit assez inattendu. Imaginez un jour croiser le chemin de quelqu'un qui a une version extrêmement personnalisée de la mémoire. Pleine d'une infinité de choses fort utiles mais qui peine à retenir des informations récentes.
C'est déconcertant, un peu.
Et puis, ça pose des questions un peu absurdes. C'est toujours absurde, ce qui se noue dans nos têtes, quand on est confronté à un fonctionnement très différent du nôtre, surtout si aucune des deux parties en présence n'a le contrôle sur quoi que ce soit. Une fois qu'on établit que la personne en face se souvient quand même de qui vous êtes, il faut déconstruire aussi tout ce qui nous sert de repère, souvent. Ca oblige à un sévère face-à-face avec sa Bavarde.
Peut-être que ça n'est pas parce qu'on ne se souvient pas d'un truc évoqué au cours d'une conversation que c'est un manque d'intérêt. Peut-être qu'il y a des réponses qui ne viendront pas se coller en face des questions d'une façon attendue et conventionnelle. Peut-être que là n'est pas le plus important. Peut-être que c'est une autre façon de s'apprendre.
Peu à peu la Bavarde s'apaise, se tait, ou presque. Surtout quand on ajoute à la confiance une bonne dose de pragmatisme qui vous fait contourner les sujets à potentiel douloureux par une bonne vieille expression de besoin des familles. C'est étonnant, d'ailleurs, d'en arriver à dire simplement "moi, ce qui me va le mieux, c'est ça". Les nœuds qui se dénouent c'est vraiment un truc qui vaut la peine de vieillir, je vous le dis.
Et puis les gens qui n'ont pas de mémoire ont un avantage fantastique, on peut leur dire une connerie énorme, il suffit d'attendre le lendemain et pouf. Le truc a disparu. Magique. (Ne faites pas ça chez vous, c'était juste pour rire).
Des nœuds de lacets qui se dénouent. Enfin ils ne se dénouent plus depuis qu'Anna m'a appris ce matin l'existence du nœud de cordonnier, mais on s'en fout, c'est juste une métaphore.
Note
[1] On s'est recroisés il y a relativement peu, sinon ça ferait 33 ans que je lui souhaite à la bonne date, rien d'anormal !