Ce matin, Mar_Lard soulignait sur twitter que dans Cyrano de Bergerac, le schéma utilisé était fait de façon à condamner Roxane au lieu de mettre en avant qu'avec un peu plus d'honnêteté, le héros aurait pu vivre une histoire d'amour avec sa cousine [1] plutôt que d'être son confident.
Il est aussi l'instigateur et l'instrument d'une manipulation à l'égard de celle qu'il aime... bref, pas QUE louable et admirable.
Le tout aboutissant à un biais misogyne qui consiste à juger Roxane conne parce que dupe de la manipulation, au lieu de Cyrano peu couillu du point de vue sentimental, et malhonnête jusqu'à la fin de l'histoire.
Alors en préambule, comment faire pour avoir un oeil féministe sur la littérature de cette époque ? Compliqué, quand même. Forcément, on va y trouver des schémas misogynes, forcément, ça va marcher sur des ressorts un peu, beaucoup caricaturaux, d'une part parce qu'il n'y avait pas beaucoup d'autres voix pour s'élever et dire autre chose, d'autre part, c'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures soupes et un schéma qui fonctionne est un schéma qui sera réutilisé...
Pour ma part, j'ai renoncé à toujours exercer ce regard dans le contexte de la production non contemporaine, au moins d'un point de vue revendicateur, sinon je devrais haïr l'essentiel de ce que j'adore en matière de littérature. Du coup à force de lire et relire et entendre mon Enchanteur, et le voir incarner le héros au grand nez, j'ai un avis, mais plus "tripal" que militant.
Noé Cendrier, en cours de métamorphose
Il me semble que dans l'histoire curieuse qui lie Cyrano et Roxane, il y a Christian, sur qui on ne fait pas peser grand chose. Pour le coup, peu de jugement, alors que lui-même endosse le rôle de qui substitue le paraître à l'être, on pourrait disserter longuement là-dessus aussi.
Et puis il y a la vie. Dans les histoires d'amour, s'il n'y avait que des "c'est la faute à", ça se saurait. On a tous parfois manqué de courage, ou choisi de ne pas voir une réalité qui nous dérange ou ne nous arrange pas. Qu'on soit homme, femme, amibe, en relation homo, hétéro ou entre les deux, il y a aussi dans certaines histoires d'amour des questions qui n'appartiennent pas au genre mais au sentiment et à ce qu'il nous fait, aux changements qu'il opère sur nous.
Dans mes yeux, et ça n'est qu'un avis, c'est ça que raconte Rostand. Ces instants où on fait un mauvais choix, ces instants ou plus ou moins consciemment, on décide de ne pas voir la vérité en face, et où on passe à côté de ce qui aurait pu être.
Alors évidemment, dans son écriture, dans son appel au jugement des spectateurs, il y a qui il est. Peut-être qu'il en profite pour tacler les Précieuses au passage, encore que je vois Roxane plus décrite comme emportée par sa passion du mot, du verbe qu'idiote péroreuse. Mais du coup, oui, aveuglée, non pas au sens de la connerie mais au sens de pas disponible pour voir la réalité telle qu'elle est. Comme j'ai pu l'être par amour, non pas parce que j'étais femme DONC stupide, mais parce que mon besoin de projeter dans une vision qui n'était pas la réalité était plus fort. Comme vous aussi sans doute, un jour, non ?
Bien sûr dans les yeux de ceux qui regardent, il y a des biais. Sans doute plus à cause de cet acte V si interminable et prenant à la fois, à cause de la prise de conscience finale. Pour moi, elle est dans la fin d'un déni, pour d'autres, sans doute, c'est un jugement sur la "coconne" (je cite Mar_Land). Mais si seules les femmes à cause de leur bêtise induites étaient aptes au déni, ça se saurait, hein. Je ne la blâme pas sur ce déni, je dis juste, elle avait les outils intellectuels, humains, compassionnels pour déjouer le piège et pour des raisons qui appartiennent à son personnage (ou plutôt à la dramaturgie !), elle ne l'a pas fait.
On peut prendre le parti d'analyser le rapport des spectateurs sous cet angle là.
On peut considérer, aussi, que si ces émotions que nous ressentons sont si fortes, si on prend "parti" pour l'un, pour l'autre, pour le troisième, si on est si frustré que l'histoire d'amour dont on rêve n'ait pas lieu, alors que si elle avait lieu, il n'y aurait pas d'intrigue, pour le coup, c'est parce que c'est une sacrément bonne histoire d'amour à trois [2]. Et peut-être qu'en plus, en moins, ou à côté de biais misogynes, il y a aussi ce qu'on reconnaît de nous dans chacun de ses personnages.
Le petit souffle de "ah si j'étais à sa place" d'identification à l'un ou à plusieurs d'entre eux qui font que le récit fonctionne.
Alors j'en reste à ce que j'ai répondu à Mar_Lard, qui m'a "utilisée" comme preuve de ce schéma alors que je n'ai pas la sensation d'avoir prouvé quoi que ce soit, mais juste vibré à ces mots. Oui Cyrano a manqué de courage, et fait preuve de malhonnêté, je l'ai d'ailleurs déjà écrit ici.[3] Oui Christian a cru pouvoir récupérer ce qu'il n'aurait, peut-être, pas reçu d'amour à l'épreuve de la réalité. Et oui, Roxane, pour des raisons qui lui appartienne, a été aveuglée. Même si elle n'est pas en tort, même si elle n'a rien demandé, elle a, à sa façon, bien voulu croire à une illusion.
Et c'est justement grâce à ces choses pas si simples que ça, à cet absence de gentils et de méchants noirs ou blancs, que Cyrano fonctionne.
Mais sans doute que je le raisonne trop comme lectrice/spectatrice absorbée que comme dans une vision sociologique ou féministe.
Pour d'autres choses, je m'en serai tapé les doigts, d'avoir avalé un gros cliché et de le reproduire. Et peut-être que Mar_Lard a raison, de vouloir militer jusque dans les tripes des spectateurs, des lecteurs.
Mais si Rostand l'avait écrite autrement, et n'avait, du coup, pas induit des biais ou espéré des réactions, sans doute, son histoire aurait moins embarqué les foules au cours des 116 dernières années.
Et après tout, l'oeil qu'on pose sur leurs relations n'est que le reflet de qui on est. Certains militants de tous les instants, d'autres perméables à la question, au doute, d'aucuns, encore, statufié dans leurs certitudes.
Alors, sans doute, ce qui est le plus important n'est pas de savoir si on s'inscrit ou pas dans un schéma dans les larmes qu'on verse à la fin de Cyrano, mais ce qu'on fait de ces schémas dans nos vies hors de la fiction.
Encore une fois, ça n'est que mon avis, moins encore, mon sentiment de qui n'a jamais vraiment trouvé de "méchants" ou de "coupables" dans cette oeuvre. Peut-être parce que l'âge me venant, je crois maintenant qu'il faut plus qu'un coupable et un innocent dans les histoires humaines ?[4]