Les horaires changent, maintenant je ne peux plus récupérer Cro-Mignonne comme bon me semble entre 16h30 et 18h30. Il y a l'étude ("gé-nial, l'étude", dit-elle, "moi qui avait peur d'avoir trop de devoirs à la maison le soir, j'ai du temps libre" (sic)), puis le centre de loisirs, mais avec activité programmée ininterrompable sous peine de... rien. On ne peut pas, c'est tout.
Or donc arrivée un peu avant l'heure dite et avec une micro liste de choses à acheter, je vais chez Michel-Edouard d'en bas de la maison pour m'occuper le temps de la retrouver (avec hâte, dites, c'est pas rien, une rentrée en CP !).
Peu de monde en caisse, j'attends derrière une dame et sa très jeune ado, modèle 6è, sans doute. Je rêvasse en attendant, largement le temps d'être à l'heure, tiens, ce caissier, il est nouveau.
Un nouveau du genre à travailler en septembre pour financer les vacances qu'il a déjà prises, étudiant sans doute, de bonne famille à entendre sa façon de parler, et à contempler son air... il a l'air de se faire chier. Pas juste comme une caissière qui trouve déjà que son job n'est pas facile, comme un qui est un peu outré de se trouver là. Déclassé, en dessous de sa condition.
Le pauvre, si ça se trouve ça n'était rien de tout ça, mais quand même, ce gamin, il avait la morgue au nez, si j'ose dire.
Et donc la dame devant avec sa pré ado, qui passe ses fournitures, les pas chères, les moins chères du magasin, et quand même il y en a pour trop cher pour ce qu'elle a sur elle. Et le caissier de s'agacer quand elle lui demande d'enlever des choses. Qu'elle ne se rend pas compte, qu'il faut qu'il appelle son responsable, et que ça ira plus vite d'annuler tout et de recommencer que d'annuler un par un des articles en trop.
Je ne sais pas ce qui m'a fait réagir, le plus. Les épaules effondrées de cette dame, embêtée de ne pas avoir assez de sous sur elle, embêtée de n'avoir pas vu le coup venir, embêtée de faire scandale et de faire attendre derrière elle. Le poids de sa fatigue de mère qui gère, la maison, la bouffe, les fournitures des enfants, les courses, les fringues du mari et celles de enfants, la marmaille à élever droit, les sous qui filent trop vite, le monde qui n'est pas facile. Avec rarement quelqu'un qui pense à ce qui lui ferait plaisir à elle, ce qui l'aiderait, la soulagerait, ou juste la ferait se sentir un peu remerciée. (Toutes les mères Bien des mères le savent, le prix démesuré qu'on accorde aux rares moments où quelqu'un se met dans nos baskets, fait preuve d'empathie et fait, juste pour nous faire plaisir, quelque chose pour que ça soit juste un peu moins épuisant, la vie tambour battant.)
Ou bien si c'est l'humiliation que lui faisait subir ce tout gamin de bonne famille, outré qu'on lui fasse refaire son travail déjà chiant, pas content d'éventuellement se faire remarquer par son chef, dérangé dans son plan quinquennal pour une réussite exemplaire. Et tellement peu conscient de la réalité de la dame en face de lui.
J'ai demandé au mecton d'attendre deux secondes, suis sortie de la file pour aller au distributeur en face, ai sorti les 20 euros qui manquaient (même pas) en disant à la dame que j'habitais dans le quartier, qu'on allait se recroiser et qu'elle me les rendrait à ce moment là, et qu'elle n'allait pas faire l'aller-retour pour chez elle.
Elle ne m'a pas lâchée tant que je ne lui ai pas écrit mon portable et mon adresse sur un papier, en m'expliquant bien que, juste, elle n'avait pas son sac, je lui ai répondu que moi aussi j'étais une maman débordée à qui il arrivait d'oublier des choses, et que ça m'embêtait pour elle qu'elle doive faire l'aller-retour en fin de journée alors qu'il y a tant à faire, et qu'elle m'appelle et on se débrouillerait pour qu'elle me rembourse, puisque, de toute façon, la gamine avait besoin de ses fournitures.
Ce petit con de caissier de me dire "merci pour elles". Pas la peine de me remercier "pour elles", lui ai-je dit, elles l'ont fait bien assez. Et c'est entre elles et moi contre vous, avais-je envie de rajouter. Il n'aurait sans doute pas compris, à ses yeux on fait sans doute partie du même monde, des blonds à teint pâles à peu près civilisés. Il a dû mettre ça dans sa case "bonnes œuvres" alors que non, c'était juste de la solidarité, parce que merde. Monde de chiens bien assez dur pour laisser une pauvre dame se faire humilier pour 16,96€.
Elle m'a appelée, ce soir. Ou plutôt sa fille a appelé en disant qu'elle était la dame que j'avais rencontrée chez Michel-Edouard. Me suis sentie triste de ce monde qui fait qu'on fait appeler sa fille parce qu'on est pas assez sûre de sa pratique de la langue pour bien se faire comprendre et bien comprendre à son tour. Je l'entendais derrière, et on s'est fixé, à toutes les trois, rendez-vous demain. J'espère n'avoir pas compliqué leur journée en cherchant à la simplifier, mais d'une certaine façon, je suis contente de les revoir, de souhaiter bonne rentrée à la gaminette.
Je crois très fort aux petits actes, comme ça. De ceux qui ne coûtent pas grand-chose, en l'occurrence rien. Mais qui rendent la vie un instant un peu plus facile à nos contemporains. Et sait-on jamais, peut-être que eux aussi, du coup, ils voudront rendre la vie un peu plus facile et que par tout petits instants moins difficiles, par micro gestes qui coûtent si peu, on arrivera à regagner un peu de terrain sur le monde de chiens et la vie qui est dure.
Si je vous ai raconté ça, ce soir, ce n'est pas pour entendre des "oh comme c'est bien", mais plutôt parce que j'ai l'espoir secret et immodeste que ça vous donnera, vous aussi, qui êtes des gens si chouettes, l'envie à chaque fois que vous le pourrez, de faire un de ces micro gestes gratuits qui rendent la vie de quelqu'un un instant plus facile. Comme ça, random, un quidam, une inconnue.
On ferait comme dans le film, dites ?