Alors je vais vous le dire tout de go. Je crois que pour nous, et les générations qui nous suivent, c'est devenu encore plus illusoire qu'avant d'aspirer au grand bonheur qui couvre tout de son grand manteau.
Je crains, profondément, viscéralement, que les années à venir seront terribles, qu'on a mangé notre pain blanc et que la fin de nos vies (pour les gens de ma génération) sera beaucoup plus sombre que le début. On est trop nombreux, on a trop foutu en l'air tant de choses essentielles à notre survie, on n'a pas trouvé moyen de faire entendre raison au club des superpuissants.
Je disais l'autre jour à Monsieur Fraises que je n'aimais pas l'humanité, en tant qu'ensemble ; masse inerte, tout juste bonne à laisser crever les siens avec un degré d'empathie discutable.
Il y a en revanche une sélection d'humains, passés ou présents, que j'aime d'un amour infini. Parce qu'ils ont du génie, parce qu'ils sont eux, uniques et irremplaçables. Certains d'entre eux ont créé des œuvres qui soulagent les humains depuis plusieurs siècles, ah, si on a été capables de ça, alors tout n'est pas à jeter. D'autres ont changé ma vie par leur existence.
Mais voilà, j'ai trop peu foi dans la masse pour croire que la grandeur de quelques-uns va faire changer les choses. Tant pis pour nous, Game Over ; emportons dans les tombes que nous n'aurons peut-être pas un grand nombre d'autres représentants du vivant. Rideau.
Mon système de survie, celui qui me rend capable de me lever le matin et de faire ce que j'ai à faire, à ma microscopique échelle, c'est de cultiver les bonheurs à ma portée, plus ou moins intenses, plus ou moins fugaces.
Souvent, ça a marché. L'idée que mon olivier a repris alors que je le croyais mort. Etre la mère de mes insupportables mais indispensables enfants. Le contact avec quelques humains. Savoir que j'existe à une jolie place pour tel ou telle. Certains livres, certains films, certaines musiques, certaines photos — des choses presque impalpables qui élèvent.
Ca a fonctionné modérément, ces derniers temps. Parfois oui, mais aussi des creux comme je n'avais jamais connu. Des matins où je n'étais pas sûre d'arriver au bout de la journée. Des choses qui auraient dû me porter mais pour lesquelles j'étais incapable de me mettre en mouvement. Un truc dont j'ai peur qu'il se dénoue et qu'il me déchire. Des moments où je me suis dit qu'à part pour une poignée de personnes, ça ne faisait aucune différence, que je sois là ou pas. Angoisse existentielle, crise de la cinquantaine, blues de privilégiée, je ne sais pas. C'est comme ça et, jusqu'ici, je suis remontée à chaque fois.
A vrai dire, je ne suis même pas sûre que le grand bonheur fondamental ait jamais existé, illusion, carotte au bout du bâton pour nous faire endurer l'absence totale de sens qu'est la vie. Mais oui, j'en suis sûre, il y a, à défaut du grand, de l'ultime, un million de bonheurs à saisir.
Et j'espère que tous ceux que j'ai attrapés au vol, toutes les fois où je me suis dit : tu vas peut-être avoir mal, mais tu auras vécu ça et ce ça est plus grand que tout le reste, ils seront là, au moment où tout sera merdique, au moment du grand passage vers le rien.
Je vois bien le genre de courage et d'âme bien accrochée il faut pour foncer dans le tas et se saisir de bribes, d'instants, d'une histoire, d'une émotion. Tout le monde n'en est pas capable. Tendre la main à une émotion, faire tapis parce qu'on a croisé quelqu'un avec qui on résonne comme jamais, s'ouvrir, se donner, sans autre attente que celle d’avoir été témoin d’un fragment de bonheur. Plus ou moins grand. Sans masque, sans se planquer, sans faire semblant.
Ce qui se présente à nous comme portes ouvertes sur le bonheur, c'est tout ce qu'il y a. Même incertain, même fragile, même risqué. Tout ce à quoi on puisse prétendre. Alors tant que je peux, je resterai là, bras et coeur ouverts. Même si ça fait, aussi, parfois hurler de douleur, d'être capable de ressentir ça. Inconsolable, peut-être. Mais jamais incapable d’amour, j'espère. Même quand viendra le pire.