jeudi 29 décembre 2022
La vilaine veuve - Nice, le procès oublié (Robert McLiam Wilson)
Je ne parle pas souvent ici ou sur les réseaux sociaux de ce que je lis, ni n'en tiens le compte (d'ailleurs pourquoi les gens comptent-ils le nombre de livres lus par an ? De pages ? Une histoire de taille de... pile à lire ? Une fierté mal placée à être dans le camp de ceux qui lisent ? Bref, ça n'est pas le sujet).
Mais aujourd'hui ça n'est pas exactement pareil.
Déjà parce que ça n'est pas une lecture faite pour le plaisir d'un loisir léger. Je n'ai pas encore fini mais comme j'avais lu l'ensemble des chroniques de Robert McLiam Wilson dans Charlie Hebdo (il a couvert le procès de l'attentat de Nice, articles désormais compilés sous forme de livre / hors-série), il s'agit surtout d'une relecture en papier.[1] J'ai suivi le procès, un peu via la presse régionale, beaucoup par ses chroniques. D'abord parce que c'est un auteur dont les livres m'accompagnent depuis longtemps, ensuite parce que ses mots me donnent parfois l'impression d'être moins seule à traquer dans chaque chose de la vie une once de bonheur, de sourire, bref, la vie dans la vie. Du coup le lire, lui, sur ce sujet-là c'est avoir presque l'impression d'avoir quelqu'un à côté qui me donne une sorte de courage à affronter l'impensable (oui je suis parfaitement cinglée, je suis au courant).
Me voilà installée au fond de mon lit, parce que comme Colette et Almodovar, mon lit est mon vaisseau amiral et c'est de là que je fais les choses les plus importantes. Un chat sur chaque jambe, ils sentent que j'ai besoin de leurs vibrations réconfortantes. Ou ils ont envie de s'allonger sur mes pieds. Calée sur mon traversin, qui me sert souvent d'épaule sur laquelle m'épancher, quand mes propres épaules, pourtant larges, n'ont plus de place pour accueillir quoi que ce soit d'autre.
Début de relecture, donc. Ca ne veut pas dire que je n'ai pas de surprises. Tel passage oublié, telle phrase qui me tire une larme ou un sourire. Je m'arrête beaucoup pour réfléchir, laisser la place à une pensée qui passe. Mesurer à quel point ça me touche, alors qu'on pourrait dire que je ne suis pas concernée. Penser aux survivant(e)s, aux victimes, à leurs proches. Ils se dessinent en creux sous les mots de l'auteur, comme une porte qu'il m'ouvre en me disant "voilà ce que je vois, il y a un monde, là, devant toi, regarde".
Et puis aussi concernée en tant que personne appartenant à l'espèce humaine. En tant que mère qui a vu son ado partir, il y a quelques semaines, pour un concert au Bataclan et qui a crevé d'une trouille irrationnelle jusqu'à son retour.[2] Bien sûr que rien de tout ça ne m'autorise à l'empêcher de vivre, d'aller voir des concerts, mais moi, ça me coupe le souffle pendant quelques heures et je guette les réseaux sociaux pour conjurer une nouvelle salve d'horreur. Comme si arrêter de respirer avait jamais empêché quoi que ce soit.
Concernée aussi parce qu'en tant qu'employée d'une très grosse entreprise française, on a eu des collègues dans chaque attentat, quasiment. Loi des statistiques. Certains morts, certains survivants. On est près d'un demi million dans le monde alors ça n'a vraiment rien à voir avec perdre quelqu'un qu'on aime, mais ça tape curieusement dans une zone intime et quotidienne qui nous rapproche un peu, comme une sorte d'immense famille étendue.
Je pose ce clavier, je lis deux chroniques de plus. Aucune urgence à finir, pourtant, mais c'est un peu comme tenir virtuellement la main à celles et ceux qui ont vécu ce procès. Comme leur signifier que la concentration que je mets à lire est une toute minuscule pierre pour dire qu'ils ne sont pas oubliés, ni eux, ni leurs morts.
Je sais comment se termine ce livre, j'ai déjà lu en ligne le dernier papier. Je sais donc que par une curiosité de la vie nous nous sommes suivis, lui, l'écrivain et moi, la lectrice à quelques dizaines de kilomètres et à quelques jours d'intervalle dans la région. [3]
Je ne le savais pas encore avant de la voir pisser fesses nues, au coin de la maison de mon frère, en y arrivant, mais pendant ce séjour, j'ai vu la sœur de ma belle-sœur, qui était infirmière à Nice, a travaillé cette nuit-là et m'avait esquissé en quelques mots et quelques verres l'enfer qu'elle a vécu. Elle et moi, on est pas dans des phases de nos vies où on peut brandir le bonheur étincelant comme réponse à toutes les emmerdes. Alors on a raconté beaucoup de conneries et on a ri beaucoup, autour d'une tablée pleine d'enfants, d'un bon plat de mon frère, de bons vins de ma belle-sœur, dans leur baraque en chantier permanent, perdue dans une nature partie en fumée il y a moins de deux ans et qui a déjà repris le dessus.
Drôle d'image, ces arbres mi calcinés mi verts, comme si rien ne pouvait jamais aliéner leur droit à se tenir droit vers le ciel (ou penchés, selon s'ils sont beaucoup exposés au Mistral, d'ailleurs). La vie est forte, puissante. Peut-elle l'être autant pour des humains soumis à une telle souffrance ? Je leur souhaite un peu de bourgeons verts sur leurs troncs calcinés. Je ne sais pas dans quelle mesure c'est possible, mais je leur souhaite de tout cœur.
Bref. Je ne vous ai pas dit grand-chose de ce livre mais c'est important que vous le lisiez. J'espère que vous me croirez sur parole. C'est par ici que ça se passe.
Mise à jour du 18 juillet 2023 : petite liste de livres ou textes sur l'attentat de Nice que vous aurez peut-être du mal à trouver sur les zinternets :
- La vilaine veuve - Nice, le procès oublié (Robert McLiam Wilson) est désormais uniquement disponible en ligne, à cette adresse.
- Ca se passe crème, le blog sur le procès des attentats de Nice de Thierry Vimal, écrivain et papa d'Amie, l'une des victimes (ça secoue fort mais c'est indispensable)
- 19 tonnes, du même Thierry Vimal
Si vous en avez d'autres en tête, faites-moi signe que je les ajoute.
Notes
[1] D'ailleurs un type qui fait son autopromo à l'heure où tout le monde est sur Netflix a besoin d'un sérieux coup de main en mercatologie. Je ne sais pas si vous êtes encore nombreux à venir ici mais je compte sur vous, lecteurs amis de qualité.
[2] Et devinez qui avait déchargé la batterie de son téléphone portable pile poil ce soir-là ?
[3] Les puristes vous diront que ça n'est pas exactement la même région, mais on s'en fout.