Je ferme le journal de Keith Haring. Emue, bien sûr.
Tranches de ma propre vie qui se mélangent à la sienne.
Novembre 1993. Je vais avec mon père à l'hôpital où mon oncle est admis. Il a un peu moins que l'âge que j'ai maintenant. Il ressemble à une vieille momie, il pue.
"Il a le Sida depuis longtemps, vous ne saviez pas ?"
Non on ne savait pas. C'est un truc qu'on fait volontiers dans ma famille paternelle. On se chope un truc bien mortel, on endure en silence, en serrant les dents, pour que le regard des autres ne change pas, par honte, que sais-je. Et puis on clamse d'un coup, en laissant les autres bien empêtrés dans leur chagrin et le milliard de trucs qu'on aurait dû prendre le temps de se dire.
Bref.
Dernière fois que j'ai vu mon oncle. 29 novembre, il meurt. J'ai souvenir que mon père me dit que la meilleure chose que je puisse faire de mon chagrin et de ma colère, c'est de me donner à fond pour la journée militante qu'on a prévue à la fac le 1er décembre.
Retour quelques semaines en arrière. On a besoin d'expliquer aux étudiants que le Sida n'est pas qu'un truc de pédés. Que n'importe qui, presque n'importe quand, peut être infecté. Oui, encore. On contacte un centre d'accueil de personnes en fin de vie et en grande précarité, pas loin de la fac.
On y rencontre Houria. Elle a l'air d'avoir 80 ans. Elle en a à peine 30. Houria a été contaminée par son mari, lui-même contaminé au bordel, ou quelque chose du genre. Parti parce que sa femme malade, c'était plus la honte que lui-même malade. Houria sans emploi, malade, échoue après des années de galère, de honte et de souffrance dans ce centre où on la rencontre. C'est elle qui, entendant parler de nous par l'encadrement, souhaite témoigner.
Elle pleure de reconnaissance parce qu'on la touche. Parce qu'on ose. Parce qu'on lui serre la main, lui fait la bise. Parce qu'on s'inquiète d'elle et qu'on a pas l'air d'avoir peur.
On passe quelques heures ensemble à récolter son témoignage, que je vais monter à la radio locale où je passe des heures plus potaches, généralement. Et puis à parler, de tout, de rien, de la vie.
1er décembre 1993, le retour. On distribue quelques dizaines de kilos de capotes, négociées gratuitement. On parle tant qu'on peut, à qui veut nous entendre. On se fait envoyer chier, aussi (ce "j'ai déjà mes oeuvres..." je l'ai encore en travers de la gorge, 20 ans plus tard).
Je vais dans l'amphi qu'on nous a prêté pour la diffusion du témoignage d'Houria. Plus de monde que ce que je craignais. On raconte pourquoi on est là, en trois mots et on passe la bande.
Emotion dans le public, émotion pour nous. Je suis entre mon deuil et la force des mots d'Houria.
On sort, je récupère un peu, vais l'appeler pour lui dire comment ça s'est passé, qu'il y avait du monde, qu'ils ont beaucoup demandé si enfin elle arrivait à ne pas avoir honte, comment elle allait.
On m'annonce avec tout le ménagement possible qu'elle est morte quelques minutes avant.
La haine.
J'ai la haine.
Aujourd'hui, je connais des gens qui vivent avec le VIH. Des gens de mon âge, un peu moins. Pas beaucoup de plus vieux, ils ont fait partie de cette génération qui voyait tomber les siens dans l'impuissance la plus totale...
Ce qu'on a en commun, c'est l'accident de capote, c'est le truc foireux qui nous a mené dans ce dispensaire anonyme, gratuit et glauque, où il faudra revenir après une semaine de stress. On est pas beaucoup dans notre génération à n'avoir pas eu la grande trouille au moins une fois. Même sans avoir été exposés, juste pour être sûr.
Ce qui me différenciait d'eux à ce moment précis, c'est le bol. Le bol d'avoir su dire non ou de me tirer, ou le bol que l'accident ne soit pas fatal.
Ce qui me différencie d'eux maintenant c'est qu'ils vivent avec une maladie mortelle dont ils doivent quotidiennement maîtriser l'évolution (ou, on le souhaite, la non évolution. Alors que moi, j'ai eu, peut-être, peur, et surtout, de la chance [1].
Keith Haring raconte qu'avec une sorte d'énergie du désespoir, il a tenté dans ses derniers mois l'homéopathie et l'art thérapie. Arsenal dérisoir.
Ses mots en surimpression.
Et, de plus en plus j'ai l'impression, des mômes qui pensent que le VIH, c'est pas si grave que ça, la preuve, on vit avec, et y a pas un vaccin ?
Tout ça pour ça.
Vous savez ce qu'elle a, la génération Sida ? Elle a la haine.
Note
[1] la chance de n'avoir pas fait la mauvaise rencontre avec laquelle j'aurais fait les mauvais choix, la chance de n'avoir pas été exposée, de ne pas avoir eu d'accident majeur, de n'avoir pas été violée, etc. A quoi ça tient...
Commentaires
Que de résonnances…
Merci du fond du cœur.
Eric :heart:
Oh oui, un billet qui résonne drôlement! Entrer dans la sexualité la peur au ventre. La peur qui fait hésiter le désir, le désir qui fait vaciller la prudence. Avoir envie de faire confiance et avoir la trouille d'en mourir. Et l'horrible, horrible attente pour se retrouver face à un petit mot qui voulait dire la vie: négatif. Bizarre initiation à l'amour.
Et maintenant... Bah oui, pas si grave que ça, disent-ils. J'hésite devant la nécessité d'en parler à mes fils. Je ne veux ni minimiser, ni les contaminer avec ma peur, mon immense peur.
Merci pour ce billet!
« C'est le SIDA qu'il faut exclure, pas les séropositifs »
On a fait du chemin ces dernières années. Le TPE (traitement post-exposition) fonctionne (très bien même), le traitement comme prévention (TasP) semble prometteur (mais comporte des aspects délicats vis-à-vis d'autres MST), et on peut vivre heureux sans se prendre la tête en couple sérodiscordant.
Aux séronégatifs je voudrais dire que dominer sa peur n'est certes pas chose facile, surtout quand elle est irrationnelle, mais l'effort est négligeable quand on y réfléchit. Donner de l'amour à la génération qui a la haine c'est simple, et c'est bon !
Oui moi aussi j'ai eu du bol, un sacré bol d'ailleurs, mais que ce billet me parle...
Tu as remarqué que les grands bouleversements dans nos sociétés sont toujours accompagnés d’autres plus discrets. Les instruments la technologie les capacités de construire se futur plus humain est là ! Et patatras ! La mentalité d’une grande majorité des hommes na pas évoluais les mêmes peurs, les mêmes réflexes, les mêmes dogmes et préjugés ! Je suis d’une génération qui a une dizaine d’année plus âgé que toi et j’ai crue et je continu de croire en toutes mets et nos utopies .la libération sexuel, l’égalité des hommes et des femmes, avec l’arrivé des nouvelles téchnologies de l’information et communication, la robotique et l’évolution de la science qui a ouvert un boulevard a l’humanité ,et une prise de conscience écologique . Et finalement rien il faut recommencer le combat continué a expliqué se battre contre l’ignorance !si tu es pauvre c’est sans doute que tu es coupable, si tu es malade c’est sans doute que tu as offensé dieu etc. pourtant tous les outilles sont là pour construire se monde de tolérance plusieurs siècles de philosophies de découvertes et cette accélération des derniers années. Moi j’ai prit conscience du SIDA avec la révélation de l’acteur américains Rock Hudson ! Et le filme Philadelphia avec Tom Hanks !
:-(
Avec nos petites années de différence, je constate avoir grandi dans une autre "génération sida", celle qui peut-être avait été éduquée grâce à la tienne. Je me souviens des affiches "j'ai trouvé un préservatif sous la véranda. - C'est quoi une véranda ? " dans l'infirmerie du collège ... Je me souviens avoir dit à ma mère d'y penser, à la capote, le jour où elle aurait de nouveau quelqu'un dans sa vie, aussi. J'ai l'impression que ça fait juste partie du combo, comme c'était déjà le cas pour la pilule.
Mais aujourd'hui, des jeunes qui font comme si "ce n'était pas si grave que ça", malgré la prévention, les rappels, les explications, oui, il y en a de plus en plus, et c'est terrifiant.
Ton billet me touche.
Lola, tu mets le doigt sur quelque chose que je n'ai pas développé ici, la confiance comme acte d'amour, la preuve d'amour,... parfois mal inspirée...
Je n'y suis pas encore tout à fait mais je crois que oui, je leur en parlerai, aux petits. Nettement.
padawan oui on a fait du chemin et du fait bien de le dire. Tu me fais penser qu'en lisant Haring évoquer son traitement, je me disais que je n'avais pas vu ces lettres, AZT, je me faisais cette réflexion qu'à la fois sur le traitement et sur la qualité de vie, oui, à quelques années près...
Ceci dit, sans minorer le moins du monde ton propos, c'est plutôt plus simple de vivre sans que de moins mal (on le souhaite) vivre avec, et c'est en ce sens que je déplore le peu de mobilisation/information des jeunes qui démarrent leur vie sexuelle...
Merci en tout cas de ton passage ici, ça me fait plaisir :)
Valérie, je ne sais pas si je dois dire "tant mieux" ou bien "je te demande pardon", alors, mais je te serre dans mes bras.
julio, que j'aime la justesse de tes commentaires ! Tu te souviens comme les gens sortaient en larme de Philadelphia ? Je me demande si ça veut encore dire quelque chose, aujourd'hui, il y a la charge émotionnelle, évidemment, mais un malade stigmatisé par son SK, c'est tellement cette période là, j'ai l'impression...
frederique, câlins.
zelda, tant mieux, alors. Et oui, si nous étions la première génération à commencer notre sexualité avec la connaissance du Sida, ça a pu être mieux "digéré", quelques années après... avant de glisser, donc. Il y a encore de la prévention dans les établissements, dis ?
De la prévention, oui ... mais par les profs. Et tu sais, ce que disent les profs .... C'est la prévention par les pairs qui marche, et là, on n'est pas très doués dans l'EN !
zelda, oui, je vois bien ce que ça peut avoir de... imparfait, mettons !
J'ai envie de placarder ton texte sur tous les murs de mon collège, de le distribuer à la sortie du bahut à chaque élève qui pense que ça n'arrive qu'aux autre, de l'imprimer sur les murs de la ville, de noyer le monde aveugle sous tes émotions... Tu es si belle dans tes mots (et pas que) tu le sais ?
Merci ma douce Lizly. Et je suis sûre que tu feras très bien passer le message, ne serait-ce que dans le tout premier de tes cercles, celui des élèves. Des bisous.
Mon père était médecin directeur d'une maison de cure qui avait accueillie jadis des tuberculeux. Dans les années 80, il a commencer à accueillir à un étage des malades dont on ne connaissait pas la maladie.
On parlait de Sida, mais personne n'avait le courage de prononcer ce nom. Il était mal vu pcq il était seul à s'être mouillé pour que ces personnes ne soient pas mises au rancard. Comme j'habitais sur place, nous les cotoyons sans a priori. J'étais trop jeune pour envoyer balader les gens qui racontaient n'importe quoi sur la transmission. Je trouve cela vraiment bien que tu aies pu militer et expliquer et comme lui tu as partcipé à cette communication.
Arkadia c'est chouette ce qu'il a fait, ton père, dis donc. J'ai bien moins milité que lui, à sa façon et que de gens qui sont actifs sur le terrain depuis des années, mais en tout cas, je suis contente d'avoir au moins un peu participé.
Tu as bien fait de ressortir ce billet sur les réseaux sociaux. Je le découvre. Il y a plein de choses qui résonnent… des kisses…
Orpheus on est pas que des hasards dans la vie l'un de l'autre. Je t'embrasse.
Je disais que ma famille a perdu en 1991 une famille de cousins germains, lui hospitalisé pour anémie travailleur dans la chimie, retour au nid et début des drames. Analyses de ci de ça le bilan tombe SIDA, contaminé par le sang, contaminant son épouse, morts l'un et l'autre en 6-10 mois. Un de leurs enfants se suicidera rongé par le rejet de la société, peu sont restés auprès des frères et sœurs. Nous avons fait ce que nous avons pu surtout Dom. J'ai tremblé pour mes fils, j'ai rencontré heureusement des copains qui bénéficièrent des nouvelles thérapies, j'ai marché, marché, avec eux.
Il y a encore trop de défauts d'informations chez les jeunes et les moins jeunes, j'ai fait ma part d'infos en travaux pratiques. Une seule fois un camarade de jeux me présenta un certificat de bonne santé délivré par un hôpital, il a vu le mien et sommes restés très proches pendant ...encore maintenant...!! :heart:
Mume que je suis heureuse de cette jolie conclusion. Oh oui que tu as dû trembler...
Des hasards de la vie comme ça, moi, j’appelle ça des coïncidences… :*
Orpheus des gros bisous, tiens.
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