samedi 24 juin 2023

L'invasion bourgeoise est en route

Je vis depuis 18 ans dans un quartier populaire de Colombes. Pas celui qui est tristement célèbre pour ses règlements de comptes entre dealers, celui tout à l'opposé.

Il y règne une atmosphère détendue et familiale. La foule y est multicolore, multiconfessionnelle (on m'a même dit qu'on y trouve une famille pastafariste !) Et nous avons parfois, souvent, fait partie des "derniers servis" en termes de travaux et aménagements au détriment des quartiers bourgeois à habitants mieux payés.

J'y mets régulièrement 30 minutes pour faire 200 mètres, à force de croiser voisins ou inconnus avec qui on fait les bazarettes[1] et c'est l'une des choses que je préfère, dans mon quartier. Ce côté "tout le monde parle avec tout le monde". Les immeubles y sont globalement assez laids, la vue, moyenne, la vie commerçante limitée mais on a une énorme médiathèque (dorée) (si je vous jure), une troupe de théâtre de rue et un établissement musical difficile à définir qui garantissent une animation régulière.

Mon quartier s.png, juin 2023
Mon quartier à Colombes

Mes enfants vont tous dans les établissements publics du quartier. Le petit dernier, seul blond aux yeux bleus de sa fratrie, fait très visage pâle à côté de beaucoup de ses copains de classe. Les enseignants sont très souvent militants, surimpliqués et très fiers de leurs mômes de banlieue. Faut dire, à voir les bulletins scolaires de mon aîné, ils peuvent !

Ne nous leurrons pas. On est blancs et même si chez les "riches", on est dans les plus pauvres, pour les revenus moyens du quartier on est dans les grands bourgeois. Pour autant, les VRAIS bourgeois, dans ma ville, ils habitent d'anciens pavillons ouvriers agrandis et aménagés classieusement, avec des jardins. Voire des maisons en meulière. Bref, ils ne viennent pas s'entasser à 5 humains, 2 chats, 1 chien dans 78 m². On est à cheval entre deux classes. On a pas les moyens des grandes maisons et des jardins. Et les codes bourgeois nous font un peu chier, on s'y sent bien, nous, dans notre quartier, j'y ai de jolies relations avec quelques autres mamans d'élèves, notamment. Bref, on l'aime comme il est. Surtout avec le petit coup de ravalement qui sévit ses dernières années. On a perdu un peu en végétalisation foutraque, mais gagné en pimpant.

Fait important, mon quartier, il attend son tramway. On en parle depuis que j'ai emménagé et il ne sera pas là avant quelques années encore, mais il est sur le chemin, si j'ose dire, alors que ses rails ne sont pas encore dans nos rues. Il aura juste mis 25 ans, en somme. Le "tramvé" [2], il va sacrément désenclaver le coin. C'est le symbole des espoirs de gentrification qu'entretiennent les promoteurs immobiliers depuis presque deux décennies.

On a un Leclerc à quelques pas de la maison qui nous sert d'épicerie du coin de la rue. Il est question de son déménagement depuis une petite décennie, pour aller dans un nouveau quartier en construction. En attendant il est toujours là, un peu décrépi, résolument moche. Pas cher. On y croise les habitants du quartier, souvent en train de compter les centimes pour boucler les courses de la semaine.

Et là ça fait deux semaines que je prends mon bon vieux Leclerc de quartier populaire en flagrant délit d'embourgeoisement. Des petites dames habillées de coton, accompagnées de gamines à tote-bag de chez Sézane, des jupes longues en jean avec la petite blouse bleue bien sage et bien coupée. Moins de wax, plus de carreaux et de rayures. Des blonds. Aux yeux bleus. Qui piaillent dans les allées façon "Oui Célestine, prends deux sprays dégraissants, la maison est dans un état la-men-table".

Bref, le grand remplacement bourgeois est en route. Je suppose qu'il en est pour se frotter les mains. Moi, moyen. Ils m'agacent un peu. Je devrais me réjouir, la réputation des écoles va y gagner, on aura plus de sous pour les familles qui en ont besoin, peut-être. Mais en fait je crains pour les familles les plus précaires. J'espère qu'il ne sera pas question de les pousser dehors pour faire de la place aux nouveaux. Du coup j'arpente les allées maugréant sur le grand remplacement bourgeois en cours, en y achetant du PQ bio. Enfin vous voyez le genre. C'est pas facile d'avoir le cul entre deux chaises, vous savez ?

Notes

[1] bavardes, à Marseille

[2] Mon aîné vous dirait que j'attrape l'accent Marseillais, à force d'avoir envie d'y vivre