Je viens de remettre la main, après quelques années d'inaccessibilité, sur le récit fait par ma grand-mère de la vie de ses grands-parents à elle, puis de sa mère. J'en avais oublié beaucoup, depuis ma première lecture, il y a vingt ans, ou alors comme elle venait de mourir je n'ai pas tout lu, pas le bon moment, je ne sais plus.

Evidemment je connais les faits saillants, ils font partie du grand récit familial, je les ai redécouverts, pas tout à fait identiques (vu l'énorme ellipse que fait ma grand-mère sur son propre cas, bien malin saura savoir quelle est la version exacte. Et puis dans une famille d'amoureux d'histoires, on s'en fout un peu).

Départ pour le fin fond du trou du cul de l'Auvergne. Mon arrière-arrière grand-mère, bonne élève, est remarquée par son institutrice. On propose donc à ses parents de la faire entrer à l'Ecole Normale, pour devenir institutrice.

... il[1] était ravi de penser que sa fille allait occuper une fonction réservée par tradition aux religieuses et se trouver amenée, peut-être, à militer dans son métier pour les idées qu'il avait lui-même toujours soutenues les instituteurs laïques qui se multipliaient dans les campagnes étaient les pionniers de l'anticléricalisme.

Quand on sait que j'ai un autre aïeul qui est allé peindre la devise "Liberté, Egalité, Fraternité" - République Française sur l'église de Donzy (5-8) en bras armé de son copain le maire, qui était en bisbille avec le curé du village, ça place le décor tout de suite. Bref.

Mon arrière-arrière grand -mère entre donc à l'Ecole Normale de Clermont-Ferrand, lors des promenades dominicales qui croisaient à 15 heures pile, le cortège des élèves futurs maîtres, elle croise son futur mari, brillant élève et originaire d'une trentaine de kilomètres de là ; le bout du monde, à cette époque.

Ils se sont mariés, ont enseigné l'un et l'autre frontalement concurrents de l'école du curé, dans des conditions parfois épiques. Qui connaît l'Auvergne en hiver peut se faire une petite idée... Ils ont écrit divers ouvrages, principalement sur l'enseignement, qui ont été présentés et primés à l'exposition universelle de 1900. Mon arrière-arrière-grand-mère était très enthousiaste à l'idée de découvrir la fameuse Tour Eiffel... tous les matins de bureau, je souris à sa mémoire en saluant la fameuse tour depuis le toit du bureau. Je l'imagine découvrant la grande ville après un épique voyage en train, dans ses bottines trop petites, avec beaucoup d'attendrissement.

Ils ont été parmi les premiers à posséder une voiture, ou en tout cas une sorte d'ancêtre de voiture à trois roues, dans la région, ce qui donne lieu à des souvenirs qui ont traversé le siècle pour la plus grande hilarité de leurs descendants :

Par la suite Marie, à mesure qu'elle se familiarisait avec le véhicule, prenait des audaces. Ainsi, lorsqu'Alfred et elle se disputaient, ce qui arrivait assez souvent en raison de l'entêtement de l'un (Alfred) et du caractère autoritaire et coléreux de l'autre (Marie), elle ouvrait son ombrelle ou son parapluie, selon les circonstances, et tenait cet accessoire de façon à empêcher Alfred de voir la route...

Mesdames et messieurs, mes arrière-arrière grands-parents !

En plus de concevoir leurs manuels, ils ont eu une fille, Camille. Cette dernière a également fait l'école normale et s'est préparée à l'enseignement dans les établissements supérieurs pour jeunes filles, mais n'a jamais enseigné. Parce que.... Camille a correspondu avec son filleul de guerre. Il était jeune et courageux, flamand... et a su y faire...

... la langue française lui semblait la langue par excellence pour traiter de sujets sentimentaux et c'est en français qu'il lui écrivit peu après: « Si, à mon avis, l'amour est possible qui ne soit pas couronné par le mariage, par contre je ne conçois pas du tout le mariage sans amour ». Dans la même lettre, il s'étonnait: « Pouvez-vous m'expliquer, chère demoiselle, pourquoi nous deux nous nous disons aussi franchement, complètement, toutes nos idées concernant des sujets aussi graves, aussi intimes, dirais-je ? Y a-t-il une affinité télépathique ?...»[2] Par la suite, la plupart de leurs lettres furent écrites en français.

Voilà. Bon. Elle a su y faire mieux que moi, ils ont vécu leur vie ensemble, a priori très heureux. Mais comment vous dire que... rien. Disons que l'atavisme est puissant.

« Combien j'aime son large front, son regard doux, ce quelque chose d'énergique et de bien jeune à la fois...» Raoul était blond, ses cheveux ondulaient et, comme la plupart des hommes de son époque, il portait une petite moustache.

Mais, mais, mais On a trouvé le patient zéro ! Mes boucles sont flamandes !!!

Il était donc belge, parlait quatre langues - bientôt cinq - et venait d'épouser une auvergnate, c'est donc en toute logique, que mon arrière-grand-père est entré chez Michelin.

Le travail de Raoul à l'Usine semblait s'orienter de façon assez nette vers les transports, mais, dans cette maison où la mobilité était la règle, il eut parfois l'occasion de faire de brefs passages dans d'autres services. Ainsi, on le chargea de traduire les œuvres de Taylor et de Gilbreth pour le service « des améliorations du travail » où il avait déjà été employé pendant ses premiers mois à l'Usine[3]. Ces deux Américains furent les pionniers de l'étude du rendement et des méthodes destinées à économiser les mouvements des travailleurs. Moins connu du grand public que Taylor qui a laissé son nom à la « taylorisation », Gilbreth a cependant acquis une célébrité posthume à travers l'ouvrage humoristique intitulé "Treize à la douzaine", où deux de ses enfants, Frank et Ernestine, racontent la vie en famille sous le signe de l'organisation rationnelle des activités. C'est de la même façon que j'ai vécu ma petite enfance, car mon père, emballé par le système Taylor, en fit profiter la famille entière. ... Mon grand-père, avec son esprit méthodique et son souci d'efficacité, fut séduit d'emblée et appliqua ces principes à l'entretien de sa voiture et au travail du jardin. Ma mère en prit de la graine pour les tâches du ménage et la préparation des repas. J'écoutais et j'enregistrais dans mon jeune cerveau ce qu'on en disait autour de moi et je devais en tirer profit plus tard. Tous ceux qui m'ont vue, un jour ou l'autre, écosser des petits pois le savent bien...

Mais alors Ce livre ("Treize à la douzaine") on se le passe de génération en génération, mais je n'avais pas l'histoire derrière !! On a une sorte de discours sur le fait qu'on est très paresseux et que donc on concentre notre énergie pour produire un max, dans un minimum de temps, mais ça venait de là ?!! Mais oui, tous ceux et toutes celles qui m'ont vue, un jour ou l'autre, équeuter des haricots verts le savent bien...

Mon arrière-grand-mère, Camille, n'était pas réputée pour son immense sociabilité, contrairement à son époux. De ça j'ai reçu une part de chaque ! Mais elle revoyait parfois la directrice de l'Ecole Normale et y retrouvait quelques camarades. Comme cette fois...

Mademoiselle avait au même moment chez elle son ancienne élève d'Auxerre et de Clermont, Thérèse Buchet, qui, après un mariage aussi court que désastreux, se retrouvait seule avec son petit garçon, Pierre, qui devint mon compagnon de jeux. Nous avions fait connaissance quelques mois auparavant à Clermont où Thérèse avait rendu visite à ma mère installée depuis peu au Clos-Bijou. Jalouse des attentions dont bénéficiait le petit garçon sous prétexte qu'il était élevé sans père, je lui avais asséné, tandis que nous faisions des pâtés de sable dans le jardin, un magistral coup de pelle en plein visage. Ma grand-mère avait fait remarquer avec admiration «qu'il n'avait même pas pleuré».

Vous venez de faire la connaissance de mon grand-père. Ils se sont engueulés toute leur vie comme dans ce bac à sable, c'était assez déconcertant pour l'entourage. Visiblement ça leur convenait très bien.

Notre plus grand plaisir, à Pierre et à moi, consistait à jouer au voyage en voiture. Pierre, assis au volant de la Gazelle, faisait semblant de conduire, tandis que je dépliais une carte routière et que je le guidais par toutes les routes d'un itinéraire dont nous traversions les principales localités en imagination.

Un jeu qui a pris une toute autre forme quand les vraies cartes routières et les vraies routes ont remplacé leur imagination d'enfants. Pour avoir parcouru des milliers de kilomètres, à l'arrière, dans l'une ou l'autre de leurs voitures qui sentaient fort le tabac froid de la pipe de mon grand-père et le chien, j'en ai une bonne expérience.

Mais revenons-en à mon aventurier d'arrière-grand-père...

Mon père venait de reprendre son travail à l'Usine, fin août, quand il apprit qu'une fois de plus on avait pensé à lui pour un travail à l'étranger. Il s'agissait, non plus d'un problème exceptionnel à résoudre comme au Brésil, mais d'un poste fixe en Egypte - à Alexandrie, siège de la Bourse du Coton - où il devrait procéder aux achats de coton très importants qu'effectuait alors Michelin, puisque le coton servait à tisser la toile dont étaient doublées les enveloppes de caoutchouc des pneus. On attendait de mon père, non seulement qu'il sélectionne les meilleures variétés: achmouni, jumel ou karnak, mais qu'il surveille les traitements successifs subis par le coton entre sa cueillette et son expédition vers la France: l'égrenage, la farfara, c'est-à-dire le mélange et le mouillage des diverses qualités choisies, l'emballage qui se termine par la presse hydraulique en balles très serrées et cerclées de métal ...

Ils y sont restés 24 ans, au cours desquels, comme nous l'avons découvert récemment, mon arrière-grand-père a très certainement rencontré le grand-père de Franck Paul. Comme je lui disais l'autre jour, j'ai l'impression qu'on en est presque cousins, maintenant, et cette double rencontre à travers le temps et l'espace me réjouit au plus haut point.

De retour en France et après quelques années parisiennes, mon arrière-grand-père suggéra qu'ils pourraient vendre la maison de Clermont, qui ne présentait pas grand intérêt, et acheter quelque chose dans le Midi. Ce serait plus agréable pour les vacances des enfants, et eux-mêmes s'y installeraient s'ils en avaient envie au moment de la retraite de mon père, qui ne devait pas tarder beaucoup. Leur choix se porta sur une maison à Guerrevieille, près de Ste-Maxime. J'étais ravie de retrouver pour l'été« ma » Méditerranée.

A lire les mots de ma grand-mère, j'ai beaucoup souri en pensant que la génétique est une drôle de chose et à quel point je me sens vraiment issue d'une lignée. De femmes, beaucoup, mais aussi de mon arrière-grand-père que je n'ai pas connu et dont j'ai toujours pensé qu'on se serait bien entendus. J'ai découvert dans ce texte qu'il aimait passer son temps libre à lire et écouter de la musique, voilà qui ne me détrompe pas dans cette idée. Je l'imagine souriant, voire solidaire, à ma tentative d'apprentissage de l'italien, lui à qui Michelin a demandé d'apprendre le Portugais en un temps record.

Je n'ai pas tout pris de cette lignée, l'empathie, la tendresse, me viennent clairement de ma maman (et de son papa à elle ?). Mais quand même tellement que c'en est un peu sidérant.

Impossible de les renier, c'est certain.

Encore que je les trouve très aventurières, ces trois générations qui ont précédé celle de mes parents. C'est fou, les vies qu'ils se sont fabriquées.

Je ne sais pas si c'est à cause de l'âge qui fait que je me connais mieux ? Que doucement mon regard embrasse le passé et plus seulement l'avenir ? Me voici, sur six générations, très consciente d'être porteuse de la mémoire d'une famille, d'un héritage de façons d'être au monde, de le réfléchir. Pas identique mais grandement similaire.

Ca remue.

Si vous avez envie de lire ce récit, n'hésitez pas, je l'ai depuis quelques heures en pdf, plus simple que les feuilles volantes. Il y a un million de choses plus intéressantes sur la vie dans la première moitié du 20e siècle, je vous ai raconté une partie des choses qui me touchent fort, mais c'est presque le moins intéressant, pour vous. C'est moi. C'est l'origine de moi.

Notes

[1] Mon arrière-arrière-arrière grand-père

[2] Je l'ai pris dans la gueule, ce petit paragraphe...

[3] Michelin, donc

Commentaires

1. Le lundi 8 juillet 2024, 12:31 par Franck

Moi moi, tu crois qu'il y a des détails sur leur vie à Alexandrie ? On ne sait jamais :-)

2. Le lundi 8 juillet 2024, 12:56 par Sacrip'Anne

C'est envoyé, Franck !

3. Le lundi 8 juillet 2024, 14:45 par Gilsoub

Ah ! l'histoire familiale, comme je te comprend ! C'est une chance quand des aïeux ont laissés des traces tangibles de cette histoire. J'ai mis des années à sauver et numériser le livre d'un arrière grand oncle, et je me rappelle avec quelle émotion je lisais l'histoire de mes ancêtres, tanneur à Privas et qui on finis, pour certain banquier ou médecin à Montélimar ;-) Celui condamné au galère ou celui devenus député de la convention ! Oui c'est émouvant de savoir d'où on vient ;-) (j'en avait parlé dans ce billet)

4. Le lundi 8 juillet 2024, 15:13 par Sacrip'Anne

Gilsoub absolument.

5. Le lundi 8 juillet 2024, 19:01 par Franck

Merciiiii !

6. Le lundi 8 juillet 2024, 20:32 par Sacrip'Anne

Franck ❤️

7. Le mardi 9 juillet 2024, 09:08 par Orpheus

Olala… comme j’aimerais avoir un tel trésor entre les mains… Je n’ai que des histoires transmises oralement, et le problème dans les familles italiennes est que chaque maillon de la chaine en rajoute des caisses. Un récit écrit aurait permis de fixer un peu plus la réalité…
T’as trop d’la chance !

8. Le mardi 9 juillet 2024, 14:28 par Sacrip'Anne

Oui, je crois que je ne me rendais pas bien compte, à l'époque, Orpheus j'ai savouré ma chance en le lisant, ces jours-ci.

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