Sacrip'Anne

« Oui, je sais très bien, depuis longtemps, que j’ai un cœur déraisonnable, mais, de le savoir, ça ne m’arrête pas du tout. » (Colette)

mercredi 12 novembre 2025

Le novembre de mes 14 ans

C'était le novembre de mes 14 ans.

Jusque-là j'avais vécu une enfance heureuse entourée d'adultes aimants. Pas de trauma générationnel, pas de vrais soucis qui me soient parvenus. Ok, un petit frère un peu chiant, mais tout allait bien, je n'avais jamais pensé que ça ne puisse plus exister de cette façon.

Ce jour-là je sortais du lycée, la voiture de ma mère était garée devant[1].

Ravie de l'aubaine et d'esquiver deux bus et une bonne marche entre les deux, je lui demande si on peut raccompagner une copine. Elle me répond non. Un truc assez inhabituel chez ma mère.

J'ai dû insister un peu comme une reloue de 14 ans, bouder aussi, monter en voiture.

Et là le ciel m'est tombé sur la tête.

Mon papy était mort.

Mon papy, c'était le père de mon père. L'une de mes personnes préférées au monde entier.

Il faut dire, mon papy, il avait grandi sans père, à la dure, élevé par une enseignante et militante syndicale. Ses enfants, mon père, mon oncle, ma tante, ont passé de copieux moments à m'expliquer à quel point il n'était pas comme ça avec eux, comme père. Mais pour moi, c'était le père Noël, celui avec qui j'allais au marché à Donzy et qui m'offrait un chocolat chaud au bistrot pour prolonger le moment[2]. Qui m'a appris à cirer mes chaussures, choisir le fromage, trouver des champignons et mon chemin en forêt.

Il a passé des centaines d'heures allongé par terre, pour se mettre à ma courte hauteur, à écouter des histoires ou des chansons qui devaient lui paraître insupportables sur mon mange-disque, à discuter, à inventer le monde.

Il a créé pour moi une bulle d'enfance qu'il n'a jamais eue et je suis infoutue de gratter les pieds des champignons avec mon Opinel sans verser une larme à sa santé, plus de 35 ans après.

Même les odeurs de sa pipe froide et de ses chiens crados me manquent, c'est dire.

Alors voilà, à 14 ans, j'ai appris en quelques secondes, sur le siège avant d'une Clio rouge, que la vie pouvais s'arrêter, brutalement, sans sommation[3].

Que ceux qu'on préfère parmi tous les autres pouvaient soudain ne plus exister.

C'est un sujet sur lequel je suis priée de ne pas trop m'exprimer en famille, vite rabrouée d'un « c’est la vie » (my point, exactly).

C'est aussi un moment clé de ma vie.

La perte. La fin de l'insouciance.

Mon papy allongé par terre, moi vers 4 ans, assise sur un ballon, couettes insolentes. La vie parfaite existait alors.

Notes

[1] Quelle vie aventureuse on menait, ma mère venait me chercher, ça n'était pas prévu, et je la voyais ! Sans téléphone portable ! Sans email ! Comme quoi on se débrouillait un peu avec notre vision de loin et notre odorat, du temps de la préhistoire !

[2] Le bistrot qu'on voit dans le film d'Ozon, « Quand vient l'automne »

[3] Pas tout à fait aux yeux des adultes, il se savait malade, l'a annoncé le plus tardivement possible, mes parents nous ont beaucoup "protégés" de ça, je n'ai même pas eu le droit de venir à l'enterrement, bref. Une toute petite sommation.

mardi 11 novembre 2025

Bravo les lesbiennes !

Après la visite de l'expo consacrée à Colette à la BnF, il y a quelques semaines, j'ai, absolument sans le faire exprès, vécu un week-end thématique : art queer et représentation lesbienne.

Affiche de l'exposition consacrée à Colette sur le parvis de la BNF, on la voit jeune et impertinente.

Une citation de Colette sur le fait d'accepter la vieillesse.

Et tant mieux, parce que la visibilité, justement, elle manque (n'en déplaise à ceux que ça défrise).

Dans le fameux ciné où l'on rencontre d'adorables vieilles cinéphiles et des drama queen hors d'âge, j'ai vu, pour commencer ma série "double film", La petite dernière, film de Hafsia Herzi, adapté du roman de Fatima Daas. Il s'agit de l'histoire de Fatima, lycéenne en banlieue - pas les banlieues chics, on s'en doute, qui se découvre lesbienne et cherche à trouver son chemin entre ses désirs, ses amours et sa religion.

J'en ai croisé quelques unes, des Fatima, l'une d'entre elles a eu un moment ses habitudes sur mon canapé, et à chaque fois cette question. Jusqu'à quel point peut-on tout concilier, peut-on exister en tant que soi "entière", dans un monde qui trouvera toujours qu'on a quelque chose qui ne va pas ?

Et puis dimanche sur l'excellente idée de Llu, nous sommes allées voir l'exposition "Nous autres" au BAL pour y découvrir le résultat des entretiens entre Donna Gottschalk et Hélène Giannecchini, avec un bout d'expo consacré également à Carla Williams.

Donna Gottschalk

C'était un incroyable moment suspendu, entre conscience de ce qui a avancé et qui reste, toutefois, si fragile, émotion à distance d'espace et de temps.

Si vous pouvez, allez la voir, ça finit le 16 novembre mais ça vaut la peine de trouver un petit moment.

Photo de Donna Gottschalk qui tient une pancarte sur laquelle est écrit : I am your worst fear I am  your best fantasy

Qu'il s'agisse de ses souvenirs personnels ou de son militantisme, la jeune Donna et celle qu'elle est devenue touchent au cœur. Je suis, depuis, plongée dans le catalogue de l'exposition, les yeux et le cœur encore plein des images et des mots qui tracent son histoire.

Autoportrait de Carla Williams

Bande son obligatoire du billet

lundi 10 novembre 2025

Drama very old queen

Il n'y a rien de plus dramatique et de plus mauvaise foi qu'une très vieille dame qui se fait piquer à tricher.

Le plus souvent, c'est dans les files d'attente qu'on les repère.

Ma dernière, il aurait été compliqué de lui échapper. Dans mon ciné fréquemment visité, le hall où l'on attend qu'une des cinq salles se libère est tout petit. On y boit un café, feuillète un livre [1], on papote. En l'occurrence, je faisais placidement la queue avant de descendre vers la fameuse salle 5, en écoutant un homme parler (très fort) à sa femme. Il se plaignait que pour une ville de 55 000 habitants, leur cinéma ne propose que des âneries, alors évidemment que ça ne serait jamais rentable, alors même qu'il aurait maintenant le temps d'y aller plus. Je souriais à la dame devant qui écoutait elle aussi, nous résistions l'une et l'autre à lui dire que les âneries en question faisaient probablement plus d'audience que le film que nous nous apprêtions à aller voir. J'ajoute pour vous que sa ville est située sur la ligne de RER E qui lui permet d'arriver pile en face du cinéma où nous nous trouvions, la situation est donc grave, mais pas désespérée.

Et là, paf (le chien), une dame d'âge antique s'installe... contre moi. Elle me tourne le dos aux trois quarts, mais elle est bien contre moi, zéro espace disponible entre elle et moi. Je ne bouge pas. Naïvement, je me dis qu'elle a peut-être des problèmes de euh... contact ? Ou qu'elle a reculé sans me voir ?

Quelques dizaines de secondes plus tard, il faut s'en remettre à l'évidence : c'est sa stratégie d'éviction (de MON éviction) pour griller la queue formée derrière.

Je lui demande alors, précédée de mon plus grand sourire, si elle souhaite que je me décale pour qu'elle puisse prendre ses aises. Foudroyée, je serais, si un regard pouvait tuer. Quelle insinuation perfide n'avais-je pas faite ? (Il faut dire que j'étais vêtue comme une loubarde de mon perfecto, ce qui est une sorte de déclaration de guerre à l'antique bourgeoise du 9e. Surtout quand on se retient de marcher sur ses doigts de pieds avec ses Doc. Bref).

Quoi qu'il en soit je réitère ma proposition en disant que je serais ravie de lui céder ma place dans la queue, mais que comme tout humain, j'ai besoin d'un peu d'espace, donc, si vraiment, tel était son besoin, qu'elle n'hésite pas à me le dire.

Or, la chipie de tout âge ne peut accepter aussi facilement s'être fait prendre en flagrant délit de triche.

Elle se retourne donc vers son mari, vitupère, toujours collée à moi. Mais vraiment collée. Et, disons-le tout net, j'ai eu des retours plutôt agréables tout au long de ma vie sur le confort à être collé à moi, mais quand même, il s'agissait d'une proximité mutuellement consentie, contrairement à cette file d'attente. Mais hey, faisons contre fortune bon cœur et toutes les variations possibles sur le sujet, armée de mon entêtement légendaire et d'un agacement grandissant, je ne bouge pas d'un poil et me serre contre elle comme elle se serre contre moi, ou à peu près.

Et la vieille d'en remettre une couche, quand une dame lui demande pour quel(s) film(s) on fait la queue. "Ah, en voilà une qui me parle gentiment, ça change !" dit-elle à son mari. Je la regarde de toute ma hauteur (pas considérable du tout, mais plus haute que la sienne) et lui dis qu'elle est tout de même un peu gonflée, qu'elle s'est collé à moi il y a déjà dix minutes et que j'aurais été ravie de lui céder ma place si elle avait eu la politesse de me la demander.

Étouffement d'indignation. Enfin la file avance et d'une révérence bien basse je la laisse passer devant moi, avec un "age before beauty" qui a fait éclater de rire une bonne partie de nos voisins.

Je pense que son entourage n'a pas fini d'entendre parler de la punk à chien qui lui a cherché des noises au cinéma.

Ayant constaté la vivacité de sa mauvaise foi et qu'elle a filé comme le vent à la fin du film, je ne vais pas, pour ma part, moisir dans la culpabilité d'avoir tenu tête à une vieille dame sans défense (elle avait bien un mari mais le pauvre avait l'air plus emmerdé qu'autre chose).

Moi qui me prépare de longue date à être une vieille dame indigne, je me demande si, quand même, un jour, j'arriverai à ce stade de culot.

Le cinéma "Les 5 Caumartin" mais pas le jour du drame.

Note

[1] un apporté, un emporté, je ne vous cache pas que les dépôts sont de qualité contestable.

vendredi 7 novembre 2025

Pics

Un peu plus de deux mois maintenant que je ne vais nulle part ou presque sans mon appareil photo.

Je suis archi fan de son ergonomie générale. L'accès aux différents menus/réglages y est super simple, résultat des courses, je shoote presque tout, tout le temps, en manuel, ce qui implique que je progresse un peu techniquement. Voilà, il suffisait d'attendre, le bon appareil, le bon moment[1].

Je regardais l'autre jour une photo de Sean Tucker qui m'a fait réaliser des choses (peu flatteuses) sur ma pratique en matière d'exposition. Alors en ce moment, je fais des gammes sur l'exposition, soit avoir le rendu le plus près possible de la réalité, soit celui le plus près possible de ce que je veux, et, vous me connaissez, en m'ajoutant des difficultés improbables de type grosse source de lumière en vedette (hello, sunrise).

Gammes sur l'exposition : un lever de soleil sur le toit de mn bureau.

Gammes sur l'exposition : lever de soleil vu de la fenêtre de ma cuisine. Ou de mon salon.

Gammes sur l'exposition : la pleine lune vue de mon salon, avec les fenêtres des tours allumées pour certaines et l'éclairage urbain rose orangé au sol.

Gammes sur l'exposition : nuances de gris et touches de couleurs sur les toits parisiens un matin de sale temps.

Gammes sur l'exposition : un arbre dans le début de nuit, éclairé par un lampadaire.

Le tout ayant un intérêt mitigé pour le reste du monde (c'est le principe des gammes) mais assez fort pour moi : mieux maîtriser, automatiser et accélérer dans ma tête le process : sujet / angle / réglage le plus favorable. Pour, par exemple, avoir de la marge de réaction pour plus de netteté sur le baiser, dans cette scène.

Un couple qui s'embrasse au coin de la rue d'Amsterdam, vue entre les passants qui me passaient devant.

Curieusement, ça me procure pas mal de joie.

Donc je continue.

Note

[1] Je suis une fervente partisane du choix de l'outil bien foutu qui donne envie de s'en servir plutôt que de l'entrée de gamme décevant qu'on finit par délaisser pour cause de peu d'efficacité, et ce dans tous les domaines.

mercredi 5 novembre 2025

L'impossible quête

Il n'aura échappé à personne que je ne suis pas dans le meilleur des états en ce moment. Que personne ne panique : je fonctionne. Pas très sûre de ce que je fous là, mais là.

J'ai l'impression de vivre au milieu d'un énorme mensonge collectif.

Tout le monde aspire au bonheur ; je ne vois pas comment il est possible.

Le bonheur, c'est un état agréable pendant lequel on se réjouit de l'assouvissement de ses besoins principaux.

Bon - déjà le fait qu'on va tous crever, ça met un petit coup de matraque dans le joli bonheur. La plupart des gens ont la trouille de mourir. Moi pas, j'ai peur d'avoir insupportablement mal, que le passage soit un très sale moment à passer, mais l'état de mort, ça m'indiffère. Ce qui me peine, c'est la tristesse de ceux que je laisserai derrière, le moment venu (au nombre de : deux, potentiellement).

On pourrait se dire que s'en foutre de l'idée de crever, ça aide à être heureux, mais pas vraiment.

L'idée que des gens meurent continuellement pour des questions de ressources mal partagées, de guerres ineptes, de maladies soignables me rend dingue.

Le fait qu'on lègue à nos enfants un monde dans lequel la vie sera plus difficile, politiquement, climatiquement, à tous points de vue, est le rappel constant dans ma tête d'un échec collectif.

La réalité humaine me consterne. Entre ceux qui ne pensent juste pas (j'avoue en ce moment fantasmer d'être de droite avec un QI autour de 95, je vois ça comme quelque chose d'infiniment reposant. Mais je ne suis pas sûre et j'ai peur que ça ne soit pas réversible - au cas où, je m'abstiens). Ceux qui se planquent dans leurs mensonges à eux-mêmes, aux autres, les trahisons, les déceptions, les mots plus forts que les actes...

Ce qu'on nous vend, socialement, comme du rêve, c'est papa et maman propriétaires d'un prêt à leur nom à la banque (et donc d'une dépendance de long terme à la comédie capitaliste), entourés d'enfants forcément merveilleux (oui, c'est vrai. Mais pas aussi simple que ça : c'est aussi des concessions à la liberté, à l'économie, des heures de pleurs, de frustration, de la fatigue, des tentatives de transmettre bafouées, du foutage de gueule permanent ou quasi. Et quelques moments de pure grâce.) Une bande d'amis rieurs qui prendraient une balle pour vous et réciproquement (pour qui prendrait-on vraiment une balle ? Quand je vois le nombre de gens à qui je peux envisager de parler quand je n'ai pas envie de parler et que j'en retire ceux qui n'ont pas envie de m'entendre vraiment... Allez, mettons, c'est de ma faute.)

Moi, je crois à l'instant, au moment, à l'ici et maintenant. Et encore, des bons moments ? Certains d'entre nous en auront plus que d'autres. Au grand Loto de la vie, rien n'est juste ou mérité, tout est chaotique, sans sens ni raison.

Alors on enchaîne les moments, parfois ils se superposent ("je vous mets un peu de rire, dans vos larmes, madame ? Je vous laisse le bada[1] ?"). Parfois ils s'accumulent. On se dissout dans ce qu'on peut pour fabriquer du supportable. En ce qui me concerne, la musique, la littérature, la photo, le cinéma... De bons endroits où me trouver quand j'ai décidé d'oublier mon "je" pour me noyer dans un "tout" plus grand. Sauf quand je ne peux même plus ça.

On se bouche les yeux, les oreilles, on ne regarde pas plus loin que le bout de son nez.

On se fabrique une légende et on s'y accroche fermement pour tenter d'oublier qu'on est terrifié en permanence. Qu'à moins de vivre en vase très très clos ou de ne pas regarder vraiment ce qu'il y a autour de soi, le bonheur est une promesse impossible à tenir par la vie (qui n'en fait jamais).

J'attends l'exaspérante litanie de "oui mais si on pense comme ça, autant se foutre en l'air tout de suite". Et pourquoi pas ? Pourquoi la vie serait sacrée au point de la préserver à tout prix, en toutes circonstances ? (Et que personne ne panique, j'ai encore des enfants à élever, je compte bien poursuivre la mienne encore un moment.) Pourquoi s'acharner à raconter un bonheur dont on sait, si on y pense d'un peu près, qu'il est chimérique ?

Peut-être que si on s'attardait un peu moins à courir après cet impossible bonheur individuel, à porter un optimisme béat fondé sur aucun fait tangible, on serait un tout petit peu moins cons, collectivement.

Enfin, pour ce que j'en dis...

Les nuages moutonnant roses du lever de soleil sur les tours moches qui m'entourent.

Note

[1] Le petit reste, le rab offert par le commerçant, en marseillais.